Invoquer les anges noirs de lâinitiation.
Extrait de l’ouvrage Des Braises sous la Cendre de A.R. Königstein
Lorsque les sociĂ©tĂ©s humaines se sĂ©dentarisĂšrent et quand advint la division du travail, naquirent les premiĂšres guerres pour le territoire et les premiers droits de propriĂ©tĂ©. Il fallut sâentre-tuer pour sâapproprier la terre et ses richesses, et les armes les plus dures, comme les outils agricoles les plus rĂ©sistants firent les peuples les plus conquĂ©rants. En ces premiers temps de lâhumanitĂ© dĂ©chue, les hommes dĂ©tenteurs des secrets de la mĂ©tallurgie occupaient la place la plus redoutĂ©e et la plus prestigieuse. Car le bronze, bientĂŽt le fer et lâacier, quâils fondaient pouvait Ă©galement servir au soc de la charrue pour fĂ©conder la terre Ă ou la cognĂ©e de la hache dâarmes pour fendre les crĂąnes. La mĂ©moire collective garde souvenance confuse de ces hommes qui tutoyaient les diables Ă travers la figure admirĂ©e et redoutĂ©e du MaĂźtre de forges. Ă la pĂ©riphĂ©rie du village et de lâhumanitĂ©, le forgeron est haĂŻ et admirĂ©, dĂ©testĂ© autant que craint par une humanitĂ© qui voit en lui soulignĂ©es ses passions les plus obscures pour la nature violĂ©e et Ă©ventrĂ©e par la pointe mĂ©tallique quâil est seul Ă savoir faire.
La mĂ©moire collective aime Ă se donner des limites lorsquâelle rĂ©veille ses vieux dĂ©mons. Aussi pense-t-elle ces Ăąges sombres Ă travers la seule image du MaĂźtre de forges, et ainsi oublie-t-elle dâautant plus aisĂ©ment une figure plus obscure encore, plus sombre et plus maudite, qui est le charbonnier.
Le statut du charbonnier Ă©tait liĂ© Ă celui du forgeron, car la qualitĂ© de la production de lâun dĂ©terminait lâactivitĂ© de lâautre. Comme le forgeron, redoutĂ© autant quâadmirĂ©, investi de puissances magiques, le charbonnier vivait en marge de la sociĂ©tĂ© des hommes, reclus dans lâĂ©paisseur dâune forĂȘt dont il ne sortait que pour commercer avec cet autre paria quâĂ©tait le maĂźtre de forges.
LâĂ©mergence dâune sociĂ©tĂ© de mĂ©tier de charbonnerie sâaccompagna de lâĂ©laboration dâun nouvel univers mythique oĂč cohabitaient les valeurs symboliques fortes du feu, du mĂ©tal et de la forĂȘt. Mais lâossature des mythes charbonniers devait reposer sur le symbolisme de lâarbre cosmique abattu et renversĂ©, du pivot et de lâomphalos quâon dĂ©racine, quâon Ă©tĂȘte, et que lâon sacrifie pour que lâhomme demeure lâhomme. TrĂšs certainement, depuis des temps ancestraux, la psychologie carbonariste a dĂ» se constituer autour du mystĂšre du sacrifice, dans une relation trouble et fascinĂ©e avec cette ultime transgression lors de laquelle les hommes tuent, dĂ©pĂšcent et immolent lâArbre, ce pilier qui rend possible la communication entre Ciel et Terre.
On est en mesure de supposer que, comme tant dâautres communautĂ©s de rejetĂ©s ayant des mĂ©tiers qualifiĂ©s dâimpurs, les Charbonniers furent contraints de mettre en scĂšne dans leurs rituels la mort du dieu. Mais, Ă lâopposĂ© de la mise Ă mort christique, ce nâest pas un dieu qui se sacrifie par amour des hommes, descendant sur la croix pour sây offrir en pardon. Ce sont lĂ des hommes qui sont contraints dâimmoler le dieu pour vendre ensuite sa chair carbonisĂ©e ; ce qui est bien pire, et met immĂ©diatement le Charbonnier au ban de la sociĂ©tĂ©, et plus fondamentalement, au ban de la crĂ©ation. Il est le paria absolu car sa faute est mĂ©taphysique. Au fond, lĂ oĂč le chrĂ©tien doit sâidentifier au Christ sur la croix, le Charbonnier est obligĂ© de sâidentifier Ă Judas. LĂ oĂč le chrĂ©tien adore le dieu qui se donne en sacrifice, le Charbonnier est contraint de donner du sens aux coups de hache quâil donne au pilier du monde ; il est contraint de donner du sens Ă lâacte dâenfourner le dieu abattu dans la gueule bĂ©ante de lâenfer de la fournaise. La Charbonnerie porte donc en elle cette malĂ©diction initiale, presque ontologique, qui fait des Bons Cousins des assassins mĂ©taphysiques, des rĂ©volutionnaires intĂ©graux, puisque leur RĂ©volution est dâabord celle du thĂ©icide, du cosmocauste.
Câest pourquoi pendant des siĂšcles, les communautĂ©s de Charbonniers durent vivre gĂ©ographiquement, judiciairement et religieusement en fondant des valeurs qui leur Ă©taient propres, et qui sâinscrivaient contre les modĂšles imposĂ©s par la sociĂ©tĂ© dominante. Câest donc une erreur de croire que le romantisme carbonariste parfois morbide, en tout cas fascinĂ© par la violence insurrectionnelle et les rĂ©volutions politiques, que ce romantisme-lĂ vient se greffer sur une sociĂ©tĂ© bucolique et innocente. Le mythe et les images puissantes de la RĂ©volution â au sens dâabord cosmique de lâArbre du Monde quâil faut renverser â sont donc indissociables de leurs versants socio-politiques. Tout Bon Cousin Charbonnier, traditionnel et rĂ©guliĂšrement initiĂ© est nĂ©cessairement Ă lâĂ©tat latent, un Carbonari, et rĂ©ciproquement. Les reconstructions maçonniques et catholiques qui en font des sociĂ©tĂ©s de joyeux drilles en sabots ou de pieux campagnards nâont rien compris Ă la Charbonnerie, ou plutĂŽt ont cherchĂ© Ă dĂ©samorcer la subversion dont elle est intimement, et rĂ©pĂ©tons-le, mĂ©taphysiquement constituĂ©e. Il Ă©tait naturel que cette face obscure et corrosive inquiĂ©tĂąt les pouvoirs religieux et civils, aussi fut-il rapidement engagĂ© des procĂ©dures dâĂ©puisement de la vigueur et de la nocivitĂ© cosmique du Charbonnier. Le Charbonnier fait du mal. Il le dit dans ses rituels. Il ritualise le mal, Ă travers la sanctification dâun mĂ©tier qui sĂ©pare le Ciel dâavec la Terre.
La premiĂšre des offensives fut lancĂ©e au XIĂšme siĂšcle, par le moine ThĂ©obald, dont on sait peu de choses sinon quâil fut de la famille des Comtes de Champagne et quâil alla Ă©vangĂ©liser les Charbonniers. La lĂ©gende raconte quâils Ă©taient dans un Ă©tat de primitivitĂ© et de barbarie ignoble et que ThĂ©obald leur offrit, en sus du Christ, la morale et le moyen dâĂ©chapper Ă lâanimalitĂ© dans laquelle ils Ă©taient enfoncĂ©s. On sait en fait quâil nâen Ă©tait rien. Une fois encore lâĂglise dut diaboliser et animaliser ceux quâelle Ă©vangĂ©lisa ensuite, pour justifier de son impĂ©rialisme cultuel. La sociĂ©tĂ© des Charbonniers Ă©tait organisĂ©e, avait ses propres lois et rituels, dont il faut prĂ©ciser quâils nâĂ©taient pas des rituels au sens moderne du terme, câest-Ă -dire des cĂ©rĂ©monies dĂ©tachĂ©es du contexte ordinaire et quotidien. CâĂ©tait leur vie entiĂšre qui battait au rythme de rĂ©fĂ©rences mythiques vĂ©cues, ressenties, perçues, archaĂŻques, prĂ©chrĂ©tiennes. Il est difficile de savoir sur quel fond paĂŻen tout cela sâest constituĂ©. Sans doute y eut-il les stratifications dâun imaginaire nĂ©olithique et chamanique, puis celtique et druidique (1). Mais rien lĂ -dessus nâest bien sĂ»r. En tout cas, lorsquâil fallut, pour le christianisme, dĂ©truire ces vĂ©ritables adorateurs du diable â diabolein, qui divise, ici en lâoccurrence le Ciel de la Terre, par la hache et le feu â, il fut aisĂ© de renverser complĂštement le mythe fondamental et la violence sacralisĂ©e. Ce nâĂ©tait plus le Charbonnier meurtrier du cosmos qui justifie quâil tue journellement Dieu ; câĂ©tait le Charbonnier adorant le sacrifice que Dieu fait aux hommes en leur offrant son fils. Ainsi, par un passe-passe thĂ©ologique dont il faut reconnaĂźtre quâil est assez gĂ©nial, Rome sut faire disparaĂźtre le thĂ©icide des Carbonari (ils portent la hache et le feu sur lâOmphalos) pour en faire les tĂ©moins du divin qui renaĂźt.
Câest notamment dans le grade de MaĂźtre que lâopĂ©ration fut couronnĂ©e de succĂšs, et oĂč tous les rituels que nous pĂ»mes consulter jusquâau XVIIĂšme siĂšcle identifient le Charbonnier au Christ rĂ©dempteur, et sa mise Ă mort symbolique Ă la Passion du Sauveur. La symbolique des instructions se double systĂ©matiquement dâun catĂ©chisme strictement catholique, et axĂ© presque uniquement sur la mise en croix. Lâautre camouflet donnĂ© aux Charbonniers fut dâimposer la prĂ©sence du Christ sur le Drap blanc, comme sâil Ă©tait lâune des Figures fondatrices du mythe. Nous nous en sommes expliquĂ©s plus haut, ce nâest pas le Christ qui peut faire cristalliser les images du mĂ©tier de Charbonnier et qui retentit analogiquement avec la pratique transgressive ; ce ne peut ĂȘtre quâune image inversĂ©e, comme celle de Judas, du Diable, ou encore, de Baphomet â dans lâacceptation contradictoire du mal, qui permet, par la destruction de lâordre ancien, lâĂ©tablissement dâun nouvel ordre. Le Christ est une figure qui pardonne, et qui efface la distance qui sĂ©parait les hommes de leur PĂšre. Or la charbonnerie accentue cette coupure entre les deux mondes, par le coup de hache, mais plus tard, pour permettre au trait bleutĂ© de la fumĂ©e du fourneau de refaire le trait dâunion. Aussi nâest-il pas possible de prĂ©senter un point de focale symbolique qui, comme le Christ, signifie lâabsolution des pĂ©chĂ©s. Il faut plutĂŽt prĂ©senter lâobjet qui signifie la violence lĂ©gitime (la hache ou le poignard) ou qui nie Dieu (une simple figuration de lâhomme, par exemple un miroir). Câest sans doute ce quâil y eut au premier temps, avant ThĂ©obald.
Il y a lĂ ce qui sâappelle une terrible contre-initiation, pratique Ă laquelle les sectes chrĂ©tiennes sont rompues, et quâelles ont expĂ©rimentĂ© depuis deux millĂ©naires sur toute la surface du globe, en « thĂ©ologisant », en conceptualisant une perception immĂ©diate du sacrĂ©, en confisquant lâexpĂ©rience ouverte du sacrĂ©, qui ne se refuse Ă aucune catĂ©gorie dâhommes, mĂȘme pas aux tueurs de dieu quâĂ©tait les charbonniers primitifs.
La seconde offensive fut maçonnique lorsque les Rites de Fendeurs et les Rites de Charbonnerie furent phagocytĂ©s au XVIIIĂšme siĂšcle par les Loges de Saint-Jean. Le renversement des valeurs orchestrĂ© par la Maçonnerie, en intĂ©grant les motifs charbonniers Ă son univers imaginal, consistait en une disparition de la sacralisation de la violence. Pour ce faire, ce qui demeurait de la Charbonnerie, dĂ©jĂ meurtrie par les souillures chrĂ©tiennes, devait passer sous les fourches caudines de lâobĂ©issance impĂ©rative Ă la religion sur laquelle tous les hommes sâentendent ( article 1 des Constitutions dâAnderson : « jamais un athĂ©e stupide ni un libertin irrĂ©ligieux »), et devait obĂ©issance au prince de la patrie (article 2 : « paisible sujet des puissances civiles en quelque endroit quâil rĂ©side ou travaille »). Ainsi, en sâurbanisant, en rejoignant une Maçonnerie qui, disons-le, se voulait ĂȘtre essentiellement Ă lâĂ©poque sociĂ©tĂ© courtisane, les derniers restes de la Charbonnerie perdirent toute la nocivitĂ©, toute la noirceur dont ils Ă©taient porteurs. Mais on ne peut pas blanchir un charbon ! Aussi, bien vite, ce qui demeurait de la Charbonnerie primitive sâĂ©tiola et sâĂ©teignit dans la respectabilitĂ© des Temples Maçonniques. La Pierre couvrit â en partie tout au moins â le Bois.
Cette voie de substitution spirituelle connut heureusement une interruption. Car elle fut remise en question Ă lâorĂ©e du XIXĂšme siĂšcle, et pendant prĂšs de trois gĂ©nĂ©rations, par les Carbonari français, qui surent, de maniĂšre inconsciente et souvent restrictive, â nous y reviendrons plus loin â restaurer Ă la Charbonnerie son imaginaire rĂ©volutionnaire. Ce fut notamment grĂące aux FrĂšres de la Maçonnerie Egyptienne, celle de MisraĂŻm, que la Charbonnerie put enfin retrouver la saveur de la subversion qui fondait son existence imaginale. Pendant ces annĂ©es dâintense agitation politique, entre 1815 et 1890, on ne pouvait monter des barricades sans ĂȘtre Carbonari ou Franc-Maçon, en lâoccurrence ici de MisraĂŻm. LĂ se retrouvaient tous les opposants au pouvoir, demi-soldes nostalgiques de lâEmpereur, patriotes indignĂ©s, rĂ©publicains fervents, prĂ©communistes, communards, puis enfin communistes en prĂ©paration de la rĂ©volution sociale europĂ©enne. La conjonction des Loges de MisraĂŻm et des Ventes de Carbonari Ă©tait telle que les FrĂšres de MisraĂŻm nâhĂ©sitaient mĂȘme pas Ă signer leur balustres des cinq points carbonaristes, quand les Charbonniers frappaient les trois points maçonniques, en les inversant bien sĂ»r. Or il est significatif de constater que les doxographes (2) ont souvent condamnĂ© le carbonarisme en considĂ©rant quâil sâagissait dâun dĂ©tournement dâune voie initiatique Ă des fins politiques. Rappelons donc ici encore trois points. PremiĂšrement la Charbonnerie italienne et jurassienne telle quâelle existe avant 1815 et avant sa politisation par Oudet, Buchez et Briot, est dĂ©jĂ pervertie par le christianisme. La fidĂ©litĂ© ne peut plus ĂȘtre exercĂ©e Ă lâencontre les formes que prenait lâOrdre Ă cette date. Il fallait donc la dĂ©construire pour la reconstruire. DeuxiĂšmement, comme nous lâavons dĂ©jĂ dit Ă lâenvi, la Charbonnerie est par nature orientĂ©e vers la subversion. Ce nâest donc pas une erreur que de la rĂ©veiller dans une ambiance rĂ©volutionnaire, parce que cela est conforme Ă son essence et aux symboles quâelle vĂ©hicule. Câest une erreur assez symptomatique dâintolĂ©rance que de croire que toutes les voies spirituelles offrent les mĂȘmes dĂ©marches, avec les mĂȘmes outillages symboliques. Il nâest pas vrai que la synthĂšse puisse ĂȘtre systĂ©matiquement faite entre des traditions qui, si elles ne sâopposent pas parce quâelles se complĂštent, doivent nĂ©anmoins conserver leur particularisme et leur identitĂ©. Or la Charbonnerie engage tout lâĂȘtre sur lâĂ©mancipation par rapport au pouvoir divin, clĂ©rical, politique. Câest cela la voie du Charbon, une voie noire oĂč le Carbonari manipule des outils symboliques qui le mettent face Ă lâabolition de la domination. Donc le combat politique est compatible avec lâinitiation reçue des Bons Cousins Charbonniers. TroisiĂšmement, les rĂ©els instigateurs du carbonarisme en Europe â notamment Buonarrotti et Garibaldi â sont tous des initiĂ©s qui orientent leur pratique politique Ă la lumiĂšre dâune expĂ©rience â voire dâune vision â spirituelle. Les cahiers de Buonarrotti sont lĂ -dessus exemplaires : le vieux conspirateur est habitĂ© par une conception spirituelle de la vie humaine, comme le sont les premiers prĂ©communistes qui frĂ©quentent MisraĂŻm. Cet illuminisme rĂ©volutionnaire ne peut donc ĂȘtre amalgamĂ© Ă un pur conspirationnisme politicien, ou alors il en est sa version dĂ©gradĂ©e. Câest malheureusement ce qui sâest passĂ© sur la fin, comme lâa bien expliquĂ© Blanqui. Ici, cette troisiĂšme mutation nâallait pas ĂȘtre suffisante car les Carbonari français commirent lâerreur de convertir lâimaginaire de la subversion, le mythe de la rĂ©volution, la mĂ©taphysique de la transgression, en une sĂ©rie de mots dâordre strictement politiques, unidimensionnels, pourrait-on dire.
Il convient de signaler que depuis 1996 se sont constituĂ©s des Rites maçonniques forestiers qui incluent, sur la base morale de la Maçonnerie, une initiation aux mĂ©tiers du Bois, au sein desquels un grade â lâĂ©quivalent du Compagnonnage de la Pierre â est structurĂ© Ă partir des anciens Rituels de Charbonnerie. LâexpĂ©rience est singuliĂšre et mĂ©rite quâon sây arrĂȘte en regard de ce que lâon a vu prĂ©cĂ©demment. La Charbonnerie archaĂŻque est une initiation pour paria, elle se christianise au XIIĂšme, elle se maçonnise au XVIIIĂšme, se politise au XIXĂšme, meurt au XXĂšme siĂšcle. Au XXIĂšme siĂšcle, elle est rĂ©veillĂ©e en sâinscrivant dans la lignĂ©e de la Maçonnerie des LumiĂšres, en retrouvant le panthĂ©isme de J. Toland et des membres de lâInvisible College. Par le fait, elle retrouve le panthĂ©isme archaĂŻque, se dĂ©fait des annexions chrĂ©tiennes â on y invoque le ProphĂšte des forĂȘts, pas le Christ â, mais fait le choix, au nom de la neutralitĂ© maçonnique de ne pas ĂȘtre un outil politique. LâarchĂ©type des Rituels maçonniques forestiers les souche sur une rĂ©alitĂ© symbolique trĂšs prĂ©cieuse qui est celle des initiations de mĂ©tiers autres que celles de la Pierre. Le fait mĂ©rite dâĂȘtre soulignĂ© parce quâil permet sans doute de jeter des ponts avec dâautres civilisations du Bois, ou dâautres sensibilitĂ©s moins promĂ©thĂ©ennes par rapport Ă la nature, et plus bachiques et fusionnelles que lâart des bĂątisseurs de cathĂ©drales â ce que le siĂšcle appelle de ses vĆux. Au fond, la force de la Maçonnerie du Bois qui est Ă©mergente est dâavoir su trouver le contre-pied efficace Ă une initiation patriarcale, occidentale, masculine, qui vante les mĂ©rites de la construction, de la maĂźtrise de la nature, et qui sâaccompagne insidieusement du jacobinisme politique et du monothĂ©isme patriarcal chrĂ©tien. Il y a lĂ dans ce rĂ©veil de la Charbonnerie inscrite dans les Rituels maçonniques forestiers une force dâavenir qui peut promouvoir la rĂ©ponse matriarcale, fĂ©minine, cĂ©lĂ©brant la nature plutĂŽt que la brusquant.
Pour autant, si les fondateurs des Rites maçonniques forestiers rĂ©interprĂštent la Charbonnerie Ă la lueur des initiations corporatives, ils sâinscrivent dans le rĂ©gime symbolique qui est celui des Bons Cousins Charbonniers, des hommes dâune initiation de mĂ©tier, alors que nous pensons quâil est possible de rĂ©veiller, parallĂšlement Ă cette voie, une dimension plus spĂ©cifiquement carbonariste, câest-Ă -dire une voie qui nâest pas tant une initiation issue des classes populaires, produisant Ă partir de la forĂȘt, quâune initiation issue et adressĂ©e Ă tous les rĂ©voltĂ©s dans les marges du systĂšme, â et nous y reviendrons au paragraphe suivant. Ce nâest pas que lâun ait plus raison que lâautre. Câest, dans lâĂ©chantillon de toutes les sensibilitĂ©s des Rites, une maniĂšre dâinsister plus sur lâaspect lucifĂ©rien que sur lâaspect panthĂ©iste. Mais les deux approches sont liĂ©es, et fondĂ©es. Câest pourquoi nous prĂ©sentons ici, aprĂšs la Charbonnerie archaĂŻque, chrĂ©tienne, maçonnique et politique, puis panthĂ©iste, notre carbonarisme moderne (3).
Lâobjet du prĂ©sent mĂ©moire est donc de donner les bases pour le rĂ©veil du carbonarisme comme sociĂ©tĂ© initiatique. Cette derniĂšre propose, ainsi que toute initiation, lâaccĂšs Ă lâĂtre, par le biais des symboles comme figuration totale du cosmos. Mais, puisque lâexpĂ©rience mĂ©taphysique de lâĂtre transcende et dĂ©passe toutes les catĂ©gories de lâenserrement social, linguistique ou moral, le carbonarisme affirme dâemblĂ©e que le terme de la quĂȘte initiatique est au-delĂ , au-delĂ de toute attache ou dĂ©signation trop humaine. Certes, toute initiation digne de ce nom sait bien lâabsolue Ă©trangetĂ© de lâĂtre quâelle a comme terme. Mais cette rĂ©vĂ©lation, parce quâelle est Ă©norme, douloureuse, inhumaine, est souvent cachĂ©e, cryptĂ©e, et rĂ©vĂ©lĂ©e au terme de la gnose Ă ceux des initiĂ©s qui sont le plus capables de supporter le contact et lâadhĂ©sion avec lâĂtre, comme principe au-delĂ de dieu mĂȘme.
Ă lâinverse, le carbonarisme se dĂ©finit dâemblĂ©e comme une sociĂ©tĂ© secrĂšte inscrite dans la transgression, et ne cache pas que la fin de son initiation est la rencontre avec un sacrĂ© par delĂ la saintetĂ© ou la religion, par delĂ bien sĂ»r les tabous sociaux, et qui Ă©chappe Ă tous les dĂ©terminismes et les enveloppements humains.
Sociologiquement donc, le carbonarisme sâadresse dâabord au-delĂ du compagnonnage ouvrier, du bourgeoisisme maçonnique ou du monothĂ©isme intĂ©gral, aux exclus, aux marginaux, aux laissĂ©s-pour-compte du monde moderne, Ă tous ceux qui mĂ©prisent la bonne santĂ© du corps, de lâesprit ou du compte en banque, pour y prĂ©fĂ©rer la grande SantĂ© en quoi rĂ©side le Don pur.
Politiquement enfin, le carbonarisme que nous rĂ©veillons ici est le terrain dâentraĂźnement pour le rebelle, le maquisard, lâhomme des forĂȘts et des dĂ©serts, qui refuse la compromission avec le rĂšgne de la quantitĂ©, de la masse et de la marchandise. Il appelle Ă la rĂ©volte, prĂŽne lâinsoumission et lâĂ©mergence du franc-tireur, renĂ©gat Ă son siĂšcle, incendiĂ© et incendiaire. Adversaire du bourgeoisisme, du capitalisme comme du libĂ©ralisme Ă©conomiste, le carbonarisme opĂšre une trĂšs claire sĂ©paration entre tradition, modernitĂ© et modernisme. Il veut le retour du traditionnel, qui permet lâorientation mĂ©taphysique de lâĂ©tant vers lâĂtre. Il constate que depuis le XVIIIĂšme siĂšcle, la possibilitĂ© de la contemplation des fins est rĂ©primĂ©e par la multiplication infinie des moyens et des volontĂ©s, qui culmine dans le modĂšle moderniste de la croissance libĂ©rale. Il constate aussi que la modernitĂ©, comme projet du XVIIIĂšme siĂšcle ne contenait pas le modernisme. En effet, la modernitĂ© veut lâĂ©mancipation des consciences loin des pesanteurs du paradigme thĂ©ologique : elle accroĂźt lâautonomie du sujet, qui peut alors produire enfin seul et pour la premiĂšre fois, les conditions de son orientation mĂ©taphysique. Câest pourquoi le carbonarisme, comme initiation mĂ©taphysique de la rĂ©volte se manifeste sur le terrain politique comme la dĂ©fense de la modernitĂ© (naissance de lâautonomie) et comme lâattaque du modernisme (naissance de lâindividualisme). Contre les rĂ©actionnaires intĂ©graux, qui confondent et dĂ©truisent modernisme et modernitĂ© au nom de la tradition ; contre les rĂ©volutionnaires intĂ©graux, qui dĂ©truisent la tradition au nom du modernisme (capitalisme et mystique de la croissance) ; contre les autres rĂ©volutionnaires intĂ©graux qui dĂ©truisent la tradition au nom de la modernitĂ© (nihilisme marxiste de la subjectivitĂ©) ; le carbonarisme dĂ©truit le modernisme, en gardant comme fin la tradition (mĂ©taphysique de lâĂtre) et comme moyen la modernitĂ© (autonomie de la personne).
Le carbonarisme est donc une voie noire intĂ©grale. Câest la voie lucifĂ©rienne de la rĂ©volte mĂ©taphysique, donc aussi parfois politique. On conçoit depuis lâĆuvre de DumĂ©zil que les sociĂ©tĂ©s indo-europĂ©ennes sont construites Ă partir de trois classes fondamentales qui, avant que dâĂȘtre sociales, sont mĂ©taphysiques â ce quâignorait Marx. Ce sont les producteurs, les prĂȘtres et les guerriers. Dans les sociĂ©tĂ©s indo-europĂ©ennes traditionnelles, dâavant le XIIĂšme siĂšcle, chacune de ces classes disposait dâune initiation de mĂ©tier permettant Ă chacun des membres de chacune de ces classes dâavoir un accĂšs perpĂ©tuellement ouvert Ă lâĂȘtre et au sacrĂ©. Ainsi existait-il des voies dâinitiations chevaleresques, dâautres sacerdotales, dâautres encore qui Ă©taient des initiations de mĂ©tiers rĂ©servĂ©es aux producteurs et artisans. La chevalerie des templiers est une voie initiatique guerriĂšre ; lâapostolat de certaines Ă©glises catholiques gnostiques est une voie sacerdotale ; la Franc-Maçonnerie des grades bleus est une initiation de mĂ©tier des travailleurs de la Pierre. GuĂ©non pense dâailleurs avec raison que les hauts grades de la maçonnerie Ă©cossaise sont un conservatoire des initiations chevaleresques et sacerdotales, destinĂ©es Ă ĂȘtre abritĂ©es dans la derniĂšre sociĂ©tĂ© initiatique dâOccident, et qui pourront ĂȘtre revitalisĂ©es et sorties de la gangue protectrice de la Maçonnerie lorsque les temps seront meilleurs. Ce qui veut dire alors que, tandis que le siĂšcle mettait en sommeil les paradigmes thĂ©ologiques et chevaleresques, et tandis que la classe ouvriĂšre et le tiers-Etat sâavançaient au-devant de la scĂšne historique et politique, les initiations chevaleresques et religieuses durent se rĂ©fugier Ă lâabri des derniĂšres initiations laborieuses et prolĂ©tarienne, dans les hauts grades maçonniques. Puisque le paradigme culturel tout puissant depuis le XVIIIĂšme siĂšcle demeure lâimaginaire de la classe populaire, câest donc au sein du bleu maçonnique que se sont rĂ©fugiĂ©s le rouge de la noblesse et la blanc de la saintetĂ©. Enfin, si lâon veut parler des Rites maçonniques forestiers qui conjuguent la triple initiation de fendeur, de charbonnier et de forgeron, eux-aussi sâinscrivent pleinement dans une initiation de mĂ©tier, ouverte historiquement en direction des classes populaires, symboliquement vers lâespace du travail et de la production.
Ă cette tripartition dumĂ©zilienne, Raymond Abellio en ajoute une quatriĂšme, celle des Connaissants dont les membres, dit-il, nâappartiennent Ă aucune des trois autres, parce que les Connaissants, du fait quâils se soient Ă©veillĂ©s et accomplis, peuvent indistinctement travailler dans une classe dâinitiation comme dans une autre. En consĂ©quence de quoi, les initiĂ©s accomplis, les Immortels du Tao, sont, pour Abellio, des ĂȘtres dotĂ©s dâune humanitĂ© nouvelle qui les fait participer indistinctement et indiffĂ©remment Ă toutes les classes quâils frĂ©quentent. Il convient de remarquer que GuĂ©non, qui trace plutĂŽt le chemin de la voie sacerdotale, est le dĂ©fenseur de lâidĂ©e selon laquelle lâhomme diffĂ©renciĂ© totalise toutes les expĂ©riences humaines, ce qui le rend apte Ă traverser toutes les classes. Câest le concept du madjĂ»b, le jongleur, initiĂ© supĂ©rieur et inconnu qui revĂȘt les oripeaux des plus pauvres et des plus mĂ©prisĂ©s pour transmettre la Haute Science. Sans doute alors peut-on reconnaĂźtre chez GuĂ©non la mĂȘme thĂšse quâAbellio. Mais, lâerreur dâAbellio est de considĂ©rer les Connaissants comme appartenant Ă une classe sociale supplĂ©mentaire, alors que leur qualitĂ© premiĂšre est de pouvoir participer transversalement des trois classes. Câest donc moins une quatriĂšme classe quâune totalisation mĂ©taphysique des expĂ©riences humaines, sorte dâ« hors-classe » qui permet de se retrouver « Ă ses aises » dans nâimporte laquelle des trois classes prĂ©cĂ©dentes. GuĂ©non est lĂ -dessus plus dans le vrai quâAbellio.
La thĂšse que nous voulons ici dĂ©fendre se veut le prolongement de la lecture dumĂ©zilienne de lâinitiation, enrichie de lâapport prĂ©cĂ©dent. Nous reconnaissons quâil existe des sociĂ©tĂ©s initiatiques qui permettent lâaccomplissement des hommes du rang grĂące Ă un outillage symbolique spĂ©cifique Ă chaque classe sociale. Nous admettons en plus lâexistence de Connaissants qui traversent les trois classes. Mais nous ajoutons quant Ă nous une classe sociale et initiatique supplĂ©mentaire trop vite nĂ©gligĂ©e par nos commentateurs. Car il existe bien une quatriĂšme classe, ou plutĂŽt, il existe une frange de lâhumanitĂ© qui est interdite dâaccĂšs aux trois classes socialement acceptĂ©es, et qui sont les paria, ou intouchables. Qui sont les intouchables, ou invisibles, â et le mot mĂ©rite dâĂȘtre mĂ©ditĂ© â ? Tous ceux lĂ qui, sociologiquement dans la sociĂ©tĂ© indo-europĂ©enne, font commerce avec lâimpur, câest Ă dire avec le corps souffrant (chirurgien, femme en rĂšgles…), le corps jouissant (prostituĂ©e, joueur…), le corps inerte (embaumeur, rapin…), mais aussi avec la crasse (blanchisseur) et la rue (mendiant, mutilĂ©…). Ceux-lĂ , parce quâils sont des parias et des invisibles, sont thĂ©oriquement bannis et interdits de citĂ©. Et comme dans ces sociĂ©tĂ©s traditionnelles la distinction entre organisation de la sociĂ©tĂ© et ordre mĂ©taphysique du cosmos est indiffĂ©renciĂ©e, cette malĂ©diction sociale ressortit aussi de la malĂ©diction mĂ©taphysique. Travaillant avec des matiĂšres impures, maudites ou vidĂ©es de substance sacrĂ©e, ils perdent eux aussi leur statut sacral et simultanĂ©ment social. RĂ©ciproquement, si des hommes dans la citĂ© ont perdu lâintĂ©gration sociale pour des raisons diverses (ils ont commis des fautes, des crimes, ou subis des maladies honteuses), ils perdent aussi lâaccĂšs au sacrĂ© par des voies sociales classiques. Tout est fait pour bannir de ces vies-lĂ lâaccĂšs au sacrĂ© et lâaccĂšs au social, ce qui est la mĂȘme chose dans la sociĂ©tĂ© traditionnelle.
Croira-t-on pour autant que les maudits, les bannis, les exclus se soient contentĂ©s dâĂȘtre mis hors du monde, sans moyen dâaccĂšs Ă lâĂȘtre ? En ces temps traditionnels, lâexclusion est pire quâaujourdâhui puisquâelle est une nĂ©gation sociale et existentielle mais aussi surtout un anĂ©antissement ontologique. Lâexclu nâa plus la langue symbolique dâune classe sociale lui permettant dâaccĂ©der Ă sa place cosmique. Il meurt au monde des hommes mais aussi des dieux. Croira-t-on que le paria acceptera cette malĂ©diction ? Nous ne le pensons guĂšre, et lâhistoriographie dĂ©montre le contraire en ce quâabondent les tĂ©moignages de recomposition dâune ritualisation religieuse et sociale au cĆur mĂȘme des groupes de parias. Le plus intĂ©ressant est que ces ritualisations ne sont pas des copies maladroites ou des singeries des cultes desquels ont Ă©tĂ© bannis les parias. Au contraire, les voies du paria, puisquâil faut les appeler ainsi, sont porteuses de valeurs propres, qui leur sont intrinsĂšques et qui ne sont pas que la copie maladroite et nostalgique des valeurs dont lâaccĂšs leur a Ă©tĂ© interdit (4). La chose est normale, si lâon se souvient de lâaffirmation dâAbellio, commune avec GuĂ©non : lâhomme diffĂ©renciĂ© en contact avec lâĂtre traverse les classes et les initiations de classes. Ainsi donc, il est possible, â voire souhaitable dans notre sombre pĂ©riode de KĂąli-Yuga selon GuĂ©non â, que lâinitiĂ©, accompli dans une voie spĂ©cifique, ait pu ensuite transporter la perle de lâinitiation dans les couches sociales les plus mĂ©prisĂ©es afin quâelle y soit dĂ©posĂ©e Ă lâabri de lâaltĂ©ration du temps et loin des passions des hommes du siĂšcle, ceux-ci nâimaginant pas quâil puisse y avoir des dĂ©pĂŽts initiatiques de grande valeur dans des organisations corporatives les plus mĂ©prisables. Câest la raison pour laquelle il est non seulement possible sur le plan psychologique, mais nĂ©cessaire sur le plan initiatique que les couches extra-sociales de parias et de maudits aient Ă©tĂ© les dĂ©positaires dâinitiation de meilleure qualitĂ©.
Or la thĂšse que nous voulons dĂ©fendre, et que nous avons laissĂ© entrâapercevoir depuis dĂ©jĂ quelques pages, câest que la Charbonnerie historique nâest pas une initiation de producteur, mais une initiation de paria.
Nous reconnaissons cependant bien que la tendance naturelle ait pu ĂȘtre de la part des Bons Cousins Charbonniers une reconnaissance et une amĂ©lioration de leur statut grĂące Ă lâascension sociale, et, partant en faisant passer leur sociĂ©tĂ© comme une sociĂ©tĂ© non plus de cosmocaustes ou de rĂ©voltĂ©s mĂ©taphysiques, mais de producteur du Bois (5). Mais nous nâen sommes pas lĂ , et ce qui nous intĂ©resse et concerne, câest dâabord la Charbonnerie dans sa version primordiale et primitive, câest-Ă -dire non comme une initiation dâhommes de mĂ©tier, mais comme une initiation pour tous les « en-dehors », pour reprendre le joli mot de lâanarchiste Zo dâAxa, en-dehors sociaux, politiques et religieux. Ă la voie rouge qui est la voie chevaleresque, Ă la voie blanche qui est la voie sacerdotale, Ă la voie bleue qui est la voie corporative de mĂ©tiers sâajoute donc la voie noire (6) des en-dehors, toujours dĂ©laissĂ©e par nombre dâĂ©sotĂ©rologues (7).
La question se pose enfin de savoir quelles sont les valeurs vĂ©hiculĂ©es par les parias. Disons quâelles sont les contre-valeurs des autres initiations, nĂ©gations transfigurĂ©es systĂ©matiquement en propositions positives. Ainsi, lĂ oĂč les initiations de mĂ©tier glorifient le Travail, les parias font lâĂ©loge de la fainĂ©antise et de lâindolence. LĂ oĂč les initiations chevaleresques vantent lâobĂ©issance, le sens de la hiĂ©rarchie et les codes de lâhonneur, les parias mettent en avant le refus de la domination, la haine des chefs, lâorgueil insolent devant toutes les formes dâautoritĂ©, le dĂ©tachement ironique, le respect de lâirrespectueux, lâĂ©loge du mendiant, du bon Ă rien et du voleur. Enfin, lĂ oĂč le sacerdoce perfectionne le sens du sacrifice, lâimpeccabilitĂ© du rite et la foi, les parias insistent sur le souci de soi, la dĂ©rision et la sagesse du cynique et lâamour de la vacuitĂ©.
Quelle figure dominante se trace donc dans la fraternitĂ© des en-dehors ? Un personnage cossĂ©rien, mendiant arrogant anobli par sa fainĂ©antise et son dĂ©tachement princier. Usant de la violence pour subvertir les institutions et lâesprit de sĂ©rieux, il nâoubliera jamais que la mort vient Ă celui qui prend la violence au sĂ©rieux et quâelle-mĂȘme nâa de valeur quâinscrite au fronton de la dĂ©rision.
La voie noire des en-dehors est donc principalement une voie ascĂ©tique du dĂ©pouillement de soi, afin que transparaisse avec plus de force encore lâimposture universelle du bourgeoisisme, avec ses dĂ©sirs vains et sophistiquĂ©es, ses Ă©gards pour la bĂȘtise mĂ©daillĂ©e et encostardĂ©e. Elle privilĂ©gie le dĂ©tachement, la dĂ©rision et la subversion des illusions sociales. Sa couleur est le noir, son mot de passe lâĂ©clat de rire, son signe le haussement dâĂ©paules et son attouchement, le vol Ă la tire.
Plus sur le sujet :
Invoquer les anges noirs de lâinitiation. Texte extrait de Des Braises sous la Cendre de A.R. Königstein.(c)Ăditions des Gouttelettes de RosĂ©e. L’intĂ©grale de cet ouvrage est tĂ©lĂ©chargeable sur ce site : ICI.
Notes :
(1) Les figurations dâEsus dans le panthĂ©on celtique le mettent en scĂšne la hache Ă la main, occupĂ© Ă mettre Ă bas lâArbre de Vie. Ă notre connaissance, il est bien le dieu de lâathĂ©isme, car Ă lâopposĂ© dâun dieu qui se sacrifie sur lâautel de la nature (Dyonisos, OdinâŠ), Esus en est le sacrificateur.
(2) GuĂ©non le premier bien sĂ»r, mais ensuite J. Baylot, dans son texte cĂ©lĂšbre de 1967, La Voie substituĂ©e, oĂč il cherche Ă rĂ©gler son compte Ă la Franc-Maçonnerie continentale, latine, connue pour ses engagements en faveur des questions sociales et politiques. Lâapproche de Baylot nâest pas innocente puisque ce prĂ©fet de police de Paris Ă©pluche les archives de la police pour dĂ©busquer, in fine, tout ce que la France du XIXĂšme siĂšcle compte de rĂ©volutionnaires et de socialistes. On comprend la persĂ©vĂ©rance toute professionnelle de ce Maçon Ă©margeant Ă la Maçonnerie anglo-saxonne, dite rĂ©guliĂšre, habituellement classĂ©e Ă droite et du cĂŽtĂ© des notables de la bourgeoisie.
(3) Pour des raisons de vocabulaire, nous emploierons les vocables « Charbonnerie » et « carbonarisme » dans des contextes diffĂ©rents, selon lâarchĂ©type initiatique invoquĂ©. « Charbonnerie » voudra faire penser Ă une sociĂ©tĂ© de mĂ©tier ; « carbonarisme » Ă une sociĂ©tĂ© de sans mĂ©tier, dâexclus mĂ©taphysiques et sociaux. La « Charbonnerie » est par essence dĂ©mocratique, quand le « carbonarisme » est par essence subversif et rĂ©volutionnaire, non pour des raisons de basse politique conjoncturelle, mais pour des motifs mĂ©taphysiques. Rappelons que la rĂ©volution est Ă©tymologiquement la rĂ©volution des orbes cĂ©lestes qui retrouvent un point de leur ellipse aprĂšs sâen ĂȘtre Ă©cartĂ©es. Toute RĂ©volution appelle une doctrine des cycles des civilisations. Ă ce titre donc, le « carbonarisme » est dâabord une connaissance des cycles des civilisations afin de connaĂźtre lâopportunitĂ© dâune rĂ©volution pensĂ©e comme essentiellement mĂ©taphysique.
(4) Il faudra toute une Ă©tude dâhistoire des religions pour rĂ©pertorier ces voies dâaccĂšs au sacrĂ© rĂ©servĂ©es aux parias. Nous proposons au lecteur qui voudrait quelque piste de se tourner du cĂŽtĂ© du tantrisme de la main gauche pour ce qui concerne lâOrient, car lâillumination ne se peut faire quâavec lâaccouplement Ă une blanchisseuse, classe impure et intouchable. On imagine le scandale dâune technique brahmanique qui ne se peut effectuer quâavec lâattouchement sexuel dâun paria, et de surcroĂźt, femme ! Du cĂŽtĂ© dâOccident, outre les cĂ©rĂ©monies extatiques des chanvriers lĂ©preux, maintenant bien connues, il serait intĂ©ressant de retourner aux guildes de voleurs. On sait en effet que la Cour des Miracles avait aussi ses cĂ©rĂ©monies religieuses faites par des moines dĂ©froquĂ©s, et les vers de François Villon mĂ©ritent encore une hermĂ©neutique plus sĂ©rieuse, oĂč lâon verrait bien, en sus des consignes pour se garer des balances, des adages hermĂ©tiques cryptĂ©s en langue des oiseaux. Catins, voleurs et bandits de grand chemin avaient droit Ă faire flamboyer leur Ătoile.
(5) Norbert Elias a bien montrĂ© que les classes sociales aspirent toutes Ă une ascension, et que, pour se diffĂ©rencier de leur origine quâelles renient, elles civilisent et adoucissent leurs mĆurs, maĂźtrisent et contrĂŽlent plus leurs Ă©motions, leur vitalitĂ© primitive et instinctuelle, et leur violence. Or les rituels charbonniers sont marquĂ©s dâune violence trĂšs rĂ©elle, violence de sang et de sexe, puisquâau cĆur du rituel on avoue commettre le mal, on brandit la lame de son poignard Ă lâendroit exact de son sexe, enfin on se pose lâimpĂ©ratif du contrĂŽle de lâadultĂšre, comme si la pulsion sexuelle Ă©tait la grande affaire de cette sociĂ©tĂ© initiatique. Que le tabou sur la licence sexuelle apparaisse au cĆur du serment initiatique Ă cĂŽtĂ© des traditionnels engagements sur le silence et sur lâentraide, prouve, selon nous, que lâon se trouve dans une sociĂ©tĂ© oĂč la pulsion de vie et de mort est encore Ă lâĂ©tat brut, inciviles, justement parce que la classe sociale se laissant aller Ă de tels rituels est au plus bas de la hiĂ©rarchie sociale et de la distinction des mĆurs.
Sans doute par la suite, notamment Ă partir du XIIIĂšme siĂšcle la Charbonnerie a du rencontrer la « civilisation des mĆurs », et câest Ă ce moment quâelle sâest faite initiation de producteur. Il nous apparaĂźt dâaprĂšs de rĂ©centes informations que cette resocialisation de la Charbonnerie a dĂ» se faire par la familiarisation progressive avec le monde des forgerons, dont on sait quâils Ă©taient gĂ©ographiquement sur les bords du village, et mĂ©taphysiquement Ă lâentre deux du mondes hommes et de celui des puissances divines redoutĂ©es. Mais au moins le forgeron pouvait-il ĂȘtre un passeur. Ainsi, le contact avec le forgeron, pour des raisons Ă©conomiques dâĂ©coulement de la production a-t-il dĂ» aussi se dĂ©cliner en une modification sociale du comportement, puis ultimement en une altĂ©ration des rituels qui, de parias, se firent rituels de producteurs.
Si lâon continue lâintrospection historique des rituels de charbonniers, on dĂ©couvre que lâascension et la reconnaissance sociale continuent avec les rituels de Monsieur de BeauchĂȘne en 1747 qui maçonnisent la sociĂ©tĂ© en en faisant progressivement une sociĂ©tĂ© spĂ©culative oĂč lâon parle. Câest-Ă -dire que la Vente est le lieu oĂč lâon discute. Mais, câest bien connu, tandis que lâon dĂ©bat, lâon ne se bat point : lâascension des Bons Cousins Charbonniers est enfin accomplie, ils frĂ©quentent la bourgeoisie roturiĂšre et lâaristocratie courtisane. Les durs temps fĂ©odaux oĂč ils Ă©taient pires que les vilains, ces temps sont loin.
(6) La tripartition dumĂ©zilienne est une redite de la classification des Manavadharmasastra ou « loi de Manou » dans lesquelles le mĂȘme mot â varna â est employĂ© pour la caste et pour la couleur symbolique qui lui est associĂ©e â banc pour les brahmanes, rouge pour les kshatriya et bleu ou vert pour les vaishya. Nous adjoignons le noir, qui les contient toutes, câest-Ă -dire qui totalise la somme de toutes les expĂ©riences sociales et mĂ©taphysique. (Cf. Osiris comme dieu noir et toutes les thĂ©ologies nĂ©gatives pensant dieu comme nĂ©ant existant, noir manifestĂ©.)
(7) PrĂ©cisons de plus que ces voies diffĂ©rentes dans leur approche du sacrĂ© comme dans celle du politique (chevalerie et empire, sacerdoce et papisme, corporatisme et dĂ©mocratisme, dĂ©classĂ©s et anarchisme) ne sont pas opposĂ©es, quâil nây a pas de lutte des classes dans le domaine mĂ©taphysique. Ou plutĂŽt, que la lutte des classes, ou luttes des castes est bien une rĂ©alitĂ©, tant politique que mĂ©taphysique, mais que cette lutte, nĂ©cessaire parce quâinhĂ©rente aux conditions ontologiques du monde de la manifestation, nâest quâillusoire et est destinĂ©e Ă dire dans la langue duelle de lâexistence lâunicitĂ© indĂ©fectible de lâĂȘtre. Les initiĂ©s accomplis le savent, Connaissants ou MadjĂ»b, qui passent indiffĂ©remment dâune classe Ă lâautre, qui luttent indiffĂ©remment pour une classe ou pour une autre.
En allant mĂȘme jusquâĂ lever les voiles sur ce que câest que la lutte des castes dans son Ă©sotĂ©risme, elle apparaĂźt comme un combat quâil faut mener, non pour la victoire en soi, mais pour la justesse des actes dans le combat. Câest toute lâessence de la philosophia perennis qui se rĂ©sume lĂ dans cet axiome de SĂ©nĂšque : « quâimporte la proie pourvu quâon aie la chasse » et que lâon retrouve aussi dans lâart traditionnel zen du tir Ă lâarc oĂč le tireur, sitĂŽt que la flĂšche est projetĂ©e se dĂ©sintĂ©resse de la cible avant mĂȘme quâelle nâait Ă©tĂ© atteinte.
Pour autant, la lutte des castes conçue comme moteur indĂ©fectible de lâhistoire dans le champ des manifestations â donc indĂ©passable en ce monde â nâa rien Ă voir avec la rĂ©elle lutte des classes organisĂ©e par le bourgeoisisme dont on sait bien avec GuĂ©non, Abellio, et Evola quâelle est par excellence la classe sociale contre-initiatique par excellence, dĂ©nuĂ©e de tout fondement spirituel, vivant au crochet des producteurs, en usurpant la place des guerriers sans en avoir le tymos et en dĂ©nigrant les prĂȘtres. LĂ -dessus, prĂȘtres, guerriers et ouvriers savent que voilĂ lâennemi et quâil est lâun des Ă©lĂ©ments « bloquant » lâhomme au rĂšgne de la quantitĂ©. Certes, les vaishya des Manavadharmasastra ont leur couleur/caste, et â parmi eux lâon trouve assurĂ©ment les commerçants â mais leur obligation sociale et cosmique est de nourrir et dâassurer la subsistance des deux autres castes. Ă lâopposĂ© la bourgeoisie affame les producteurs, capitalise la richesse produite au lieu de la partager. Symboliquement, le commerçant est fonctionnellement ramenĂ© au foie, dont la tĂąche consiste Ă rĂ©partir les nutriments Ă lâensemble de lâorganisme. Le bourgeoisisme nâest donc pas autre chose quâune cirrhose sociale.
Invoquer les anges noirs de lâinitiation, A. R. Königstein
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