De la Commune au Lotus Bleu

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De la Commune au Lotus Bleu par Denis Andro.

Une évocation d’Arthur Arnould (1833-1895)

Théosophie, Science occulte, Monde Astral, Sociologie : en mars 1890 paraît – après Le Lotus et La Revue théosophique – la nouvelle revue de la Société théosophique Le Lotus bleu. Son directeur est Jean Metthéus-Arthur Arnould. Avant de se consacrer au mouvement occultiste créé en 1875 à New-York par Helena Petrovna Blavatsky (1831-1891) et Henry Steel Olcott (1832-1907), Arnould avait été un écrivain de littérature populaire, mais aussi, auparavant, un protagoniste – puis un historien – de la Commune de Paris de 1871. Évoquons, en le mettant en perspective avec l’une des facettes du courant spiritualiste, le parcours de cet homme engagé, puis théosophe [1]. Il éclaire en effet un pan parfois méconnu de l’histoire de l’occultisme ou de l’ésotérisme : l’articulation chez une partie d’entre eux, à cette époque, avec une sensibilité socialiste ou libertaire.

Arthur Arnould De la Commune au Lotus Bleu
Arthur Arnould

1) Le journaliste opposant à « Napoléon le Petit »

Fils d’un enseignant qui deviendra professeur de littérature étrangère à la Sorbonne, Arnould se destine à l’administration puis au journalisme. Après le coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte du 2 décembre 1851, il intervient, avec son père, pour faire libérer son ami Jules Vallès (1832-1885), interné par son propre père dans un asile d’aliénés par crainte de représailles en raison des idées du jeune réfractaire – Arnould est le personnage nommé Renoul du Bachelier et apparaît son son nom dans L’Insurgé. Républicain de gauche, il écrit sur le poète-chansonnier Béranger – un ami de la famille -, travaille pour L’Opinion, La Rue, La Marseillaise. Comme d’autres, il a des amendes et des peines de prison pour des « délits de presse ». A la fin de l’Empire, il écrit une Histoire de l’Inquisition, est témoin de duel du directeur de La Marseillaise Rochefort lors de l’affaire de l’assassinat de son confrère Victor Noir (1848-1870) par le prince Pierre Bonaparte, et dont les obsèques tournent presque à l’émeute.

2) L’élu de la Commune

Devenu sous-bibliothécaire de la Ville de Paris avec la proclamation de la République le 4 septembre 1870, il rallie la Commune l’année suivante ; le IVè arrondissement l’élit au Conseil qui se réunit chaque matin à l’Hôtel de Ville. Il est nommé à plusieurs commissions (Relations extérieures, Travail et Echange, Subsistances), co-rédige Le Journal Officiel et fait partie – avec Vallès, Benoît Malon (1841-1893) ou Gustave Courbet (1819-1877) – de la « minorité » qui s’oppose au caractère centralisateur du Comité de salut public instauré (comme un « talisman » écrit-il) à l’imitation de la Révolution jacobine. Sa sensibilité est proudhonienne, fédéraliste ; exilé en Suisse après la terrible répression du mouvement communaliste, elle le rapprochera des libertaires, dont le Frère Bakounine (1814-1876) dont il sera l’un des exécuteurs testamentaires (le Frère Elisée Reclus (1830-1905) prononcera l’éloge funèbre).

A-t-il alors déjà des préoccupations ésotériques ? La période où, écrit-il, nous « nous ne dormions pas » n’y est guère propice. La Commune se dresse aussi contre une Église qui a perdu, dans sa collusion avec l’Empire, tout crédit pour le peuple ouvrier : la séparation de l’Église et de l’Etat est votée, l’enseignement, souvent tenu par les congrégations grâce à la loi Falloux de 1850, est laïcisé, les églises de quartier transformées le soir en forums où l’« on entend les ouvriers échanger leurs appréciations sur des problèmes qu’avaient abordés jusqu’ici les seuls philosophes » (Villiers de l’Isle-Adam). Mais les sociétés initiatiques maçonnes et des compagnons participent au mouvement : les francs-maçons cherchent d’abord une conciliation entre Versailles et Paris ; devant l’intransigeance de Thiers, ils se rallient à la Commune ; six mille frères se rendent à l’Hôtel de Ville en cortège le 29 avril – où, sur 79 élus, 20 sont francs maçons ; certains décident « d’aller au feu avec leurs insignes » (Lissagaray) ; et de nombreux ouvriers membres de sociétés de compagnonnage seront tués par les Versaillais. En revanche aucun prêtre ne participe à l’action (à la différence de la Révolution de 1789).

Le clivage entre milieux cléricaux et libre-penseurs est en effet alors marqué ; mais il ne recoupe pas toujours un clivage entre croyants et matérialistes ; se diffusent en effet parfois, dans des milieux qui prônent la liberté de conscience, durant et après l’Empire, des courants de pensée spiritualistes : Ligue de l’Enseignement de Jean Macé (1815-1894), affilié au Grand Orient, et spirites sont ainsi en lien étroit à Paris en 1868. Avec les francs maçons, mais aussi d’autres milieux (fouriérisme, spiritisme kardéciste, magnétisme) se forment au fil des années des réseaux, un horizon intellectuel à la fois idéaliste et inspiré par le rationalisme, parfois déiste mais anti-clérical, républicain, socialiste souvent. Quelques exemples : la Société scientifique d’études psychologiques (SSEP) du saint-simonien Charles Fauvety (1813-1894) défenseur de la « religion laïque », étudie « selon la méthode expérimentale » les phénomènes psychiques, le spiritisme, le magnétisme ; elle est largement ouverte aux femmes ; la théosophie est un lieu de passage de socialistes « logoarchistes » (une forme de collectivisme rationnel idéaliste) en Belgique en 1898 ; La Revue socialiste de Benoît Malon, créée en 1885 comme « foyer où convergeront toutes les idées de réforme et de transformation sociale », est ouverte à l’occultisme théosophique les premières années ; la Société théosophique [2] est proche d’idées comme le végétarisme, l’espéranto, le néo-malthusianisme, l’éducation nouvelle, le pacifisme, le féminisme, la lutte contre la vivisection – et d’une pratique funéraire nouvelle : l’incinération. Autant d’idées également défendues par des socialistes et des anarchistes. Ce continent aujourd’hui englouti, à la fois du mouvement social, des idées libre-penseuses et d’une frange de l’ésotérisme, gagne à être exploré pour éclairer des parcours comme celui d’Arnould. Le phénomène a été significatif : on a estimé à 600 000 le nombre de personnes proches des courants spirites ou spiritualistes au début du XXè siècle.

3) « les douleurs mornes de l’exil »

Il écrit en 1872 en exil en Suisse une Histoire parlementaire et populaire de la Commune de Paris – il est condamné par contumace la même année par le conseil de guerre à la déportation en enceinte fortifiée. Éloquent, d’esprit généreux, ce républicain d’extrême-gauche « bourgeois » (comme il l’écrit lui-même) rallié (comme Vallès) au peuple et, s’il le faut, à la « guerre populaire », n’est pas un pur « sentimental » : il cherche à garder durant la Commune et dans les années qui ont suivi un esprit politique. Arnould est membre de la Section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste de Genève créée par des proscrits, il collabore à la presse de la Fédération jurassienne. Comme les autres fugitifs, il trouve plusieurs moyens pour survivre : il vend avec sa femme sur le marché de Genève de la volaille importée de Bresse ; une brève expérience en Argentine, lui s’étant formé comme peintre en bâtiment, est entreprise ; il collabore aussi sous des noms d’emprunt à la presse parisienne. S’il moque certains aspects de la Genève calviniste, il en admire d’autres : l’autonomie des citoyens associés, la place faite aux enfants qui ont leurs banquets : « pas de discours latin, pas de proviseur, rien qui rappelle l’autorité : la liberté, et pour témoin la population entière. Ce spectacle frappa vivement tous les Français » ; et il note le respect envers les animaux – un thème cher à des socialistes théosophes comme Marie Huot (1846-1930), militante néo-malthusienne et contre la vivisection – elle fera un attentat anti-corrida en 1900 avec le peintre Ivan Aguéli (1869-1917) ( voir l’article : Un attentat anti-corrida) – et collaboratrice de La Revue socialiste, ou Malon dans sa Morale sociale. Il se lie avec Bakounine à Lugano où il s’installe. En 1877 paraît l’Etat et la Révolution où, prônant l’« Autonomie communale », il défend « la lutte de la Révolution contre l’Etat », qu’il soit « monarchique ou bourgeois, républicain ou ouvrier ». Il reste farouchement anticlérical (« tous les chemins conduisent à Rome – c’est à dire à la servitude »). Vers la fin de son séjour ses conditions s’améliorent grâce à ses romans feuilletonesques de littérature populaire. Il regagne Paris avec l’amnistie de 1880.

Par son parcours, il apparaît dans la lignée, mais avec un engagement dans le nouveau mouvement social, des occultistes socialistes de la génération précédente, marqués par des utopistes comme Fourier (1772-1837) – ou le mouvement de 1848 (Eliphas Lévi (1810-1875), les spirites – La Revue spirite soutient les phalanstères des sociétaires. D’autres protagonistes de sa génération et de sa sensibilité se retrouvent dans les premiers noyaux ou cercles de diffusion de la Société théosophique : Benoît Malon, ouvrier membre de l’Internationale qui organise les teinturiers de Puteaux et de Suresnes, comme Arnould journaliste à La Marseillaise, élu de la Commune puis exilé en Suisse ; il est affilié au Grand Orient ; Louis Dramard (1850-1888), co-fondateur de La Revue socialiste ; il donne plusieurs articles favorables à la Société théosophique ; il est président d’une « association pour l’étude de la science ésotérique hindou », puis de la branche théosophique Isis qui tient sa première réunion, en juin 1887, dans le local même de La Revue socialiste ; l’auteur spirite et membre de la SSEP Eugène Nus (auteur avec Arnould d’un drame monté au théâtre de l’Odéon en 1882), également membre responsable d’Isis (qui accueille aussi comme responsable le jeune Gérard Encausse – Papus (1865-1916), bientôt protagoniste important de l’occultisme avec sa revue L’Initiation).

Arnould n’avait pas encore, en Suisse, de préoccupations ésotériques, mais cependant une inclinaison de sa pensée autour de l’Unité et de la Diversité les a peut-être favorisées : « Le plan général de l’Univers, loin d’être l’Unité, est la diversité dans l’Union. Pour que l’Unité, telle que la rêvent les autoritaires, les prêtres et certains révolutionnaires, fût légitime et possible, il faudrait que tous les hommes fussent le même homme – ce qui n’est pas » – il y a là l’esquisse d’une rencontre possible avec la doctrine des théosophes recherchant la convergence à travers les différentes traditions, antiques et orientales notamment.

4) L’auteur de littérature populaire.

Sous le nom de A. Matthey, il écrit à partir de 1877 et jusqu’en 1893 – donc après son engagement théosophique – des romans de littérature populaire. Ce genre, influencé par Victor Hugo, Eugène Sue et Alexandre Dumas, a inspiré d’autres fédérés – comme Félix Pyat (1810-1889) -, ou des auteurs engagés comme l’anarchiste Michel Zevaco (1860-1918), mais aussi des occultistes (Eliphas Lévi avait illustré Le Comte de Monte-Christo).

Quelques titres parmi une trentaine : L’Etang des Soeurs grises (1882), L’Enfant de l’Amant (1882) ; Le Pendu de la Baumette (1884) ; Le Roi des Mendiants (1885) ; Les Amours qui tuent (1890). La littérature populaire met en scène le peuple, l’amour, l’aventure ; elle profile aussi le thème des mystères. L’Apparition (1893), illustrée par sa seconde femme – la première décède en 1886 – la peintre Delphine de Cool (1830-1921), qui exposera au salon Rose Croix de 1896 -, est un roman d’amour et d’occultisme, dont l’intrigue est bâtie sur le thème de la suggestion psychique. Durant cette période, Arnould semble se détacher de la politique, même s’il passe, au retour d’exil, par l’Alliance socialiste républicaine, groupant des radicaux d’extrême-gauche et des socialistes.

5) Théosophe et directeur du Lotus bleu

Mais c’est aussi durant cette période qu’il rencontre, en 1884, Helena Blavatsky ; dès lors, son engagement théosophique est rapide et entier : en 1888, il est président de la branche française Hermès, créée par Olcott après la dissolution de la branche Isis qui, après le décès de Dramard en 1888, connaît une crise de succession entre F.K. Gaboriau et Papus ; il participe avec les théosophes au Congrès spirite et spiritualiste international de 1889 ; enfin, en 1890, Helena Blavatsky lui demande de devenir le directeur du Lotus bleu qui remplace en mars La Revue théosophique. Selon Papus, qui le connut à partir de 1888, d’« ardent matérialiste », Arnould « sentait ses idées se transformer depuis quelque temps sous l’influence de phénomènes étranges. Il désirait étudier l’occultisme ». La nomination d’Arnould à ces postes par les responsables s’explique sans doute par le souhait de placer un homme mûr à des positions parfois convoitées – comme Blavatsky et Olcoot, il a franchi la cinquantaine quand Papus et d’autres participants ont moins de vingt-cinq ans. Intervient peut-être aussi, dans ce choix, le souci de conserver une identité marquée face à l’ésotérisme chrétien (en fait catholique) qui, en France, a une place croissante dans les milieux occultistes. Mais au-delà de ce contexte précis, et du différend entre Arnould et Papus à l’occasion du départ de ce dernier de la Société théosophique, la trajectoire d’Arnould s’inscrit, en aval aussi, dans une séquence précise de l’histoire de ce mouvement.

La Société théosophique se diffuse à travers des relais spirites, avec le directeur de la Revue spirite Pierre Gaëtan Leymarie (1827-1901) – ancien opposant à Napoléon III, exilé au Brésil, proche de Macé – qui rencontre Helena Blavatsky dès 1873, et de D.A. Courmes (1843-1914), marin qui découvre tôt ses écrits aux États-Unis. Le premier restera spirite ; Courmes passera à la théosophie et il prendra les rênes du Lotus bleu à la mort d’Arnould en 1895. Elle se diffuse aussi, on l’a vu, à travers des canaux socialistes. Par le milieu spirite/républicain/socialiste, elle est présente dans l’entourage d’Arnould autour de Malon et de Dramart dans les années 1880 : comme ces derniers, il fréquente aussi le salon de lady Caithness, duchesse de Pomar (1830-1895), spirite adhérente à la théosophie en 1876, et qui constitue un premier groupement, la Société théosophique d’Orient et d’Occident, en 1883.

 Grâce à Arnould et à son expérience de journaliste, Le Lotus bleu, publié à la Librairie de l’Art indépendant d’Edmond Bailly, prend son essor. L’occultisme théosophique connaît, dans les années 1890, plus que d’autres courants occultistes peut-être, une certaine vogue dans les milieux aux idées avancées, chez des artistes symbolistes notamment. Le lien entre théosophie et socialisme, notable dès le premier numéro du Lotus bleu avec Arnould, Nus, et l’évocation de leur ami Dramart, la référence à Malon et à la Revue socialiste, donnent une image de cet aura, en même temps qu’ils montrent qu’il n’y a pas ici véritablement rupture avec ces idéaux : leur lien avec une recherche individuelle de la sagesse théosophique fera d’ailleurs l’objet d’articles spécifiques [3]. La Revue libertaire de Charles Chatel (1868-1897) – ancien gérant de l’En-dehors de Zo d’Axa et inculpé avec Aguéli lors du Procès des Trente de 1894 – cite même Le Lotus bleu – de façon critique il est vrai. Aguéli était présenté à la loge Ananta d’Arnould en 1890. Et, dans l’un de ses rares articles politiques, Le Lotus bleu, durant l’ère des attentats (1892-1894), « beaucoup de nos frères se disant socialistes », dénonce la propagande par le fait de « certains Anarchistes » : « Nous devons leur dire, au nom de la théosophie, qu’ils se trompent absolument » – signe de probables liens intellectuels et humains entre ces différents réseaux (libertaires, artistiques, occultistes). On peut penser qu’Arnould, dont le passé de fédéré ne pouvait qu’être connu des jeunes anarchistes, a cherché à tempérer certaines ardeurs – peut-être aussi à travers un argumentaire théosophique pour certains. Mais cette sensibilité socialiste non orthodoxe éclaire aussi mieux les différences avec ceux qui, comme Lady Caithness ou Papus, vont se séparer pour se rapprocher de la « tradition occidentale », sur la question du christianisme.

 En juin 1894, la conférence à Paris, préparée par Arnould et sa femme, d’Annie Besant (1847-1933) – venue elle aussi du socialisme et de la libre-pensée, et qui deviendra la présidente de la Société théosophique en 1907-, est écoutée par cinq cent personnes. Des secteurs de l’Eglise s’inquiètent de l’influence de ce mouvement, de ces femmes non « régulières » quant au mariage et à la procréation, et de ses idées orientales. La théosophie sera parfois alors associée à l« internationalisme anarchique », dans une forme de contre-offensive intellectuelle et religieuse. L’ouvrage critique et documenté de Guénon de 1922 ne peut être entièrement abstrait de ce contexte : un chapitre intitulé « les antécédents de Me Besant » est consacré à son militantisme libre-penseur et néo-malthusien. Les dénonciations, dès 1885, par un autre secteur intellectuel non négligeable à l’époque : la Société de recherches psychiques de Londres, après une enquête au siège d’Adyar, en Inde, des trucages d’Helena Blavatsky dans la communication supposée avec les « Maîtres », ternissent également l’image de cette société. Cependant, dans la nouvelle génération de la Belle Époque, certains artistes ou auteurs parfois proches du socialisme libertaire (Alexandra David-Neel (1868-1969), Ivan Aguéli), passent encore par la théosophie. On peut dès lors se poser la question : ces derniers, comme Arnould, ou Dramart, formés à la pensée critique, ont-ils réellement adhéré aux aspects les plus fantastiques de ses enseignements ? Compte-tenu du credo spirite de l’époque, la chose n’est pas impossible pour certains – l’idée de l’existence de « Maîtres du Thibet » paraît avoir fasciné Dramart. Mais la Société théosophique représente aussi alors, en-dehors de l’université ou des missions chrétiennes, un véritable réseau (bibliothèque, conférences, lieux d’hébergement en Inde) et un canal d’accès aux philosophies de l’Inde : c’est une porte sur l’Orient. Mais il y a peut-être autre chose.

 Arnould publie l’année de sa mort Les croyances fondamentales du bouddhisme – à noter qu’en introduction il évoque les phénomènes spirites, « indubitables et constatés scientifiquement ». Aboutissement de son cheminement, c’est une lecture théosophique du bouddhisme considéré comme « fille aînée » de l’« unique vérité » de la théosophie, « religion-science d’où sont sorties toutes les religions et toutes les sciences », « exposé doctrinal des vérités démontrées par la science occulte ». Son argumentaire libre-penseur reste sauf : pas de « création » – « l’univers a été évolué, et non créé » – pour le bouddhisme, ni de « miracles », mais des phénomènes « naturels » que la « science occulte » étudie ; mais la Loi du Karma, le principe de la causalité universelle renvoient aussi, à travers les Quatre Nobles Vérités (tout est souffrance, l’origine de celle-ci est le désir, etc.) dont prend conscience l’adepte et l’Octuple Sentier (ne pas mentir, ne pas médire, etc. ) qu’il emprunte, à une morale personnelle.

 Le thème de la rationalité du bouddhisme traverse alors ce milieu : le bouddhisme – ou, plutôt, le néo-bouddhisme des théosophes – est comme l’illustration d’une sagesse à fondement rationnel qui séduit une partie des spiritualistes libre-penseurs. Mais il faut sans doute aussi insister sur la définition d’une morale nouvelle, présente alors à la fois dans les milieux spiritualistes et socialistes – chez Fauvety, chez Malon qui publie en 1886 « la morale sociale » dans La Revue socialiste – et l’année suivante en livre avec une introduction de Jean Jaurès – chez Kropotkine avec La Morale anarchiste (1889), chez Tolstoï dans une inspiration chrétienne teintée d’anarchisme, ou chez les théosophes français néo-bouddhistes – et l’on pourrait y ajouter les spirites qui insistent aussi sur cette dimension : comment fonder une morale individuelle et sociale, qui ne soit pas sous l’emprise des « prêtres » ? Ces différents auteurs, chacun avec sa sensibilité – et leurs différences sont grandes – s’efforcent de répondre non de façon spéculative, mais par un examen qui se veut raisonné et comparé de la nature et des sociétés humaines, des philosophies ou des différentes religions y compris antiques ou asiatiques, pour y découvrir leurs lois sur l’homme et son destin. Si l’on met en perspective la préoccupation des occultistes théosophes avec cette aspiration, à la même époque, à une régénération humaine et à la fondation d’une morale, on peut penser que, autant que les mystères du psychisme et de l’« Au-delà », c’est peut-être une réponse à cette question que des hommes comme Arnould sont venus chercher dans l’occultisme et les « doctrines » de l’Orient revues par la théosophie. En ce sens, l’ésotérisme – pour cette époque et ce courant – relève aussi d’un courant d’idées nouvelles qui traversent le mouvement social.

Lors de son incinération, le journaliste Jules Bois rend un hommage où il insiste sur la double « soif de vérité et de justice », « cette justice qu’il avait vainement cherchée parmi les hommes », d’Arthur Arnould qui, ayant quitté son existence terrestre, est à présent « dans les régions où les bouddhas demeurent ». Vallès (lui-même disparu en 1885) aurait-il reconnu là son compagnon de jeunesse et d’espoirs révolutionnaires ?

Plus sur le sujet :

De la Commune au Lotus Bleu, Denis Andro. Publié originellement sur RA Forum, reproduit avec l’autorisation de l’auteur.

Illustration : DiegoAma with assets from Frater5 [CC BY-SA 4.0], via Wikimedia Commons

 Sources :

Arthur Arnould :

Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Ed. Jacques-Marie Laffont, Lyon 1981.

(et Gustave Lefrançais) Souvenirs de deux Communards réfugiés à Genève. 1871-1873 (texte paru en feuilleton dans Le Rappel en 1874), Édition Collège du Travail, Genève 1983 (présentation par Marc Vuilleumier).

L’Etat et la Révolution, librairie socialiste, Genève, Ed. Listemaekers, Bruxelles, 1877.

L’Apparition (sous le nom d’A. Mathhey), Charpentier et Fasquelle, 1893 (d’autres romans ont été récemment numérisés par la BNF).

« Au lecteur », Le Lotus bleu n°1, mars 1890.

Les croyances fondamentales du bouddhisme, Publications de la Société théosophique, Paris 1895.

Préface à H.P.Blavatsky : La clef de la Théosophie, Publications de la Société théosophique, Paris 1895.

André Marie-Sophie et Beaufils Christophe : Papus. Biographie, Berg International, 1995 (merci à Marie-Sophie André pour m’avoir mis sur la piste de Benoît Malon).

Bois Jules « Discours prononcé à l’incinération d’Arthur Arnould », Le Lotus bleu n°10, décembre 1895.

Courmes D.A. « Arthur Arnould », Le Lotus bleu n°10, décembre 1895.

D.A.C. (probablement Courmes) « Sur les attentats anarchistes », Le Lotus bleu, mai 1894.

Delalande Marie-José : Le mouvement théosophique en France (1876-1921), doctorat d’histoire, université du Maine, 2007 (l’une des principales sources de cet article).

Dramart Louis : « L’occultisme à Paris », La Revue socialiste n°6, juin 1885

« La doctrine ésotérique », La Revue socialiste n°9, sept. 1885

« La Synarchie », La Revue socialiste n°36, décembre 1887.

Guénon René : Le théosophisme. Histoire d’une pseudo-religion, Editions traditionnelles, 1986 (1922).

Huot Marie : « Le droit des animaux », La Revue socialiste n°31, juillet 1887.

Maitron Jean (sous la direction de) : « Arthur Arnould », Dictionnaire international du mouvement ouvrier, t.IV, Ed. ouvrières, 1964.

Malon Benoît La Morale sociale, librairie de la Revue socialiste, 1886.

Papus (Gérard Encausse) « Nécrologie. Arthur Arnould », L’Initiation, décembre 1895.

Noël Bernard : Dictionnaire de la Commune, Flammarion 1978.

(la) Revue libertaire (1894)

Rens Ivo et Ossipow Wiliam : Histoire d’un autre socialisme. L’école colinsienne 1840-1940, Bibliothèque Paul-Emile Boulet de l’Université du Québec Chicoutimi, 1979.

Vallès Jules : Le Bachelier, L’Insurgé, Flammarion 1970 (1886).

Souvenirs d’un étudiant pauvre, éd. Roger Bellet, du Lérot, Tusson 1993.

Villiers de l’Isle-Adam : Tableau de Paris sous la Commune, Sao Maï 2008 (1871).

Notes :

[1] Le terme de théosophe désignera ici uniquement les membres ou sympathisants de la Société théosophique, il ne fait donc pas référence aux théosophes martinistes par exemple.

[2] « L’analyse de cette théorie s’impose à La Revue socialiste ». « D’ailleurs les théosophes ont inscrit la fraternité universelle en tête de leur programme » (juin 1885).

[3] Ainsi « Théosophie et socialisme », article signé Bright, Le Lotus bleu, février 1891.

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