Encre de Shin

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Encre de Shin, un article de  Melmothia.

Bien que la Renaissance soit gorgée d’ésotérisme comme un baba l’est de rhum, les historiens s’efforcent de l’oublier ou dans le meilleur des cas, s’excusent de devoir ainsi exposer les parties honteuses de la pensée. On tolère les débordements de l’inquisition, on supporte quelques désavantages aux bon côtés de l’humanisme, mais pas de pentagramme. Non, ça, vraiment, on peut pas.

A l’opposé de ces coincés de l’entendement, Pierre Béhar dans un ouvrage dont je vais m’inspirer ici, Les langues occultes de la Renaissance, a la bonne idée d’ausculter sans fausse pudeur le sujet et même de nous effeuiller l’occultisme.

Car du point de vue de l’ésotérisme, il se passe des choses capitales durant la renaissance, notamment une pirouette géniale destinée à faire avaler la magie au christianisme sans qu’il s’étrangle avec la pilule: A la fin du XVe siècle, le divin tétragramme, le iod-hé-vav-hé, s’enrichit d’une lettre, un shin qui va donner naissance à une branche inédite, la kabbale chrétienne, fondant ainsi un «malentendu productif», selon le mot de Scholem et faisant pencher de son côté toute la tradition occultiste.

Encre de Shin

1. Spéculations

Le papa du petit Shin créatif s’appelle Pic de Mirandole (1463-1494). Erudit et génie précoce, c’est un élève du grand Marcel Ficin et comme son maître, il a la passion du syncrétisme, très à la mode en ce quinzième siècle.

Entre autres études, Pic de la Mirandole s’applique à apprendre l’hébreu et à décrypter dans le texte les auteurs fondamentaux de la kabbale. Pour cela, il reçoit l’aide d’un certain Flavius Mithridate qui lui prédigère les œuvres.

L’idée n’est évidemment pas tombée toute seule du plafond. Si le moyen-âge connaît déjà la Kabbale, née au XIIe dans le Languedoc si l’on en croit Scholem, ce sont les cargaisons entières d’exilés de Byzance poussés aux fesses par les turcs et de juifs fuyant les persécutions espagnoles qui remotivent les troupes intellectuelles européennes. Rien de tel que le brassage culturel, d’autant que les byzantins et les juifs ont eu la bonne idée de débarquer avec leurs bibliothèques sous le bras: textes grecs oubliés que des érudits comme Ficin vont s’appliquer à traduire, traités arabes de mathématiques, médecine et alchimie, textes signés Hermès Trismégistes, classiques de la kabbale hébraïque, etc.

La discipline séduit Pic de la Mirandole au point qu’il pense y déceler la clef de l’univers, mais là où le bât blesse c’est qu’il reste un chrétien convaincu, sans oublier que la Kabbale sent fort le fagot, surtout lorsque l’on désire défendre ses thèses devant le pape. Il faut donc trouver un moyen d’y associer le christianisme.

Et c’est là que notre érudit a un coup de génie. Il accomplit un tour de passe-passe mystique consistant à insérer la lettre SHIN dans le divin tétragramme IOD-HÉ-VAV-HÉ, (Yavhé, mais prononcez Adonaï si vous ne voulez pas être foudroyé) de façon à le transformer en IOD-HÉ-SHIN-VAV-HÉ, autrement dit Iéshouah (Jésus).

Lettre Iod

Lettre Hé

Lettre Vav

Lettre Shin

La transformation ne saute pas aux yeux en français, mais il faut savoir que l’hébreu est une langue nettement plus élastique. Ainsi, le VAV, prononcé ‘V’ dans le YHVH, peut également être vocalisé ‘O’ ou ‘OU’.

D’autre part, l’hébreu a la voyelle joueuse. Douloureusement facultatives à l’écrit, elles se modulent à l’oral selon des lois qui égalent par leur impénétrabilité les voies du Seigneur. Hé peut donc se prononcer à peu près n’importe comment avec une préférence pour ‘A’ ou’É’

Et voilà! Plus étonnant que le mouton à cinq pattes, le nom divin à cinq lettres. Pic de la Mirandole peut ainsi justifier ses travaux sans risquer le barbecue ou l’autodafé puisque grâce à son coup de génie, voilà les Testaments réconciliés et la kabbale hébraïque très étonnée d’apprendre qu’elle annonçait la venue de Jésus.

Non seulement l’initiative a l’avantage de faire rentrer les carrés dans les ronds, ou plutôt l’étoile de David dans la croix, mais spatialisé, c’est très joli: ça se dessine sous la forme d’une étoile à cinq branches, également appelée pentagramme, qui connaîtra la fortune que l’on sait.

2. Applications

Un siècle plus tard, l’optique dans laquelle la kabbale est abordée évolue vers moins de spéculations et plus de pragmatisme. Si Pic de la Mirandole, puis Reuchlin qui marche dans ses traces, sont essentiellement des mystiques, ce n’est pas le cas de tout le monde.

L’époque en a marre de la scolastique nominaliste, nous dit Béhar. Personne n’a plus envie plus de prier ni de gamberger, on fait ça depuis déjà dix siècles en Europe, désormais on veut «soumettre l’univers au vouloir de l’homme».

Pour ça on va s’adresser à la magie, précisément au mots de pouvoirs, carrés magiques et talismans dont on sait, grâce aux traditions kabbalistiques, qu’ils permettent de commander aux entités métaphysiques. On sait également qu’il ne pousse pas «sur terre une herbe qui n’eût au ciel un ange qui lui dît de pousser». Avec une logique implacable et une audace qui annonce la tradition magique moderne, nos occultistes se disent qu’en contrôlant l’ange, on doit donc pouvoir commander à l’herbe.

Ce à quoi Hermès répond que le haut et le bas se répondant, ma foi, assez bien, ça devrait pouvoir se faire.

De là, ces « langues occultes » qui font le titre du livre de Béhar et qui sont pour nos occultistes une façon de téléphone, connecté sur le divin à la mode hébraïque:

«Les éléments de la langue divine apparaissent comme les lettres de la Sainte Écriture. Les lettres et les noms ne sont pas seulement des moyens conventionnels de communication. Ils sont bien plus que cela. Chacun d’eux représente une concentration d’énergie et exprime une plénitude de sens qu’il est absolument impossible de traduire, du moins complètement, en langage humain» (1)

Pic de la Mirandole, en accouchant du pentagramme, a donc enrichi sans le vouloir les pages jaunes de l’occulte. Vous voulez une voiture ou gagner au loto? Faites ce numéro. Mais n’oubliez pas de l’écrire au sang sur de la peau de veau mort-né un soir de pleine lune en tournant sur pied, ajouteront ses successeurs… Oui, ça a l’air compliqué comme ça mais rappelez-vous des premiers temps d’internet, c’était pas beaucoup plus simple.

C’est un certain Cornélius Agrippa (1486-1535), de son vrai nom Henri Corneille Agrippa, de Nettesheim, qui va s’appliquer à mener à terme cette logique, avec un goût marqué pour l’exhaustivité. Son truc à lui, c’est de collectionner les signatures divines dans le but de devenir maître du monde. Pour cela, il va se changer en Buffon de l’angélologie, répertoriant les puissances par tous les moyens: astrologie, géomancie, kabbale… On mélange le tout et à l’arrivée ça donne des pages entières de signatures et des talismans aux jolies arabesques, ainsi qu’un best seller jamais détrôné chez les magistes : La Philosophie Occulte, où l’on peut notamment lire cette jolie profession de foi:

«La magie est la véritable science, la philosophie la plus élevée et la plus mystérieuse en un mot la perfection et l’accomplissement de toutes les sciences naturelles. C’est une science philosophique d’une puissance intense et secrète, science du merveilleux et du mystère qui s’allie à toutes les sciences : physique, mathématique, astrologie, théologie, et qui a pour base l’étude des planètes, des éléments, des pierres. Car tous les éléments du monde contiennent l’âme de l’Univers»

Des siècles plus tard, les Papus, Crowley, Levi et autres occultistes modernes continuent à placer la kabbale et le petit Shin au centre de leurs préoccupations, à dessiner des talismans et collectionner les Anges, car entre temps, la pirouette mystique de Pic de la Mirandole a contaminé des générations entières de mages, notamment un certain John Dee dont la Monas Hieroglyphica aura quelque prétention à être la clef de l’univers… Mais ceci est une autre histoire.

Plus sur le sujet :

© Encre de Shin, Melmothia 2007 (son site).

Illustration par Борис Крупник de Pixabay

Sources:

(1) La kabbale et sa symbolique, Gershom Scholem, Payot, 1966.

Les langues occultes de la Renaissance, Pierre Béhar, Paris, Desjonquères, 1996.

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