Les sociétés secrètes de Paris

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Les sociétés secrètes de Paris par Pierre Geyraud.

Il y a beaucoup de groupements, qui, sans avoir rien à soustraire à des investigations de la police ou d’adversaires, imposent à leurs membres le serment du silence, parfois « sous peine de mort ». Rien n’est plus inoffensif, par exemple, que le Compagnonnage du Tour de France, ou la Fraternité des Polaires. Alors, pourquoi leur secret ? Je crois que, pour le comprendre, il faut, d’explication en explication, remonter très avant dans les besoins de l’esprit humain. Il faut aller jusqu’à cette sorte de catégorie de l’entendement : la nécessité de hiérarchiser les êtres [1].

Parce que les choses se sont présentées de tout temps à l’observation humaine comme plus grandes (ou plus nombreuses) que d’autres et comme moins grandes (ou moins nombreuses) que d’autres, cette notion quantitative de plus et de moins devait nécessairement être transférée dans le domaine de la qualité. Il était donc déterminé que les choses et les êtres fussent conçus comme qualitativement supérieurs à d’autres et inférieurs à d’autres. Mais il est alors très utile qu’un signe approprié marque les divers degrés de cette hiérarchie qualificative. Par exemple, les grades de bachelier, licencié, docteur, prétendent être les signes d’une hiérarchie intellectuelle. De même, la hiérarchie morale, la hiérarchie psychique ont eu besoin de grades. Ainsi, chez les Aïssaouas, l’élévation morale et spirituelle de l’homme vers Dieu se jalonne par des degrés nettement définis, comme ceux de Mohammedi, de Touhidi et d’Ouadi.

Beaucoup d’hommes – et c’est leur honneur – cherchent à s’élever intellectuellement, affectivement, moralement. Ils cherchent à accroître leur valeur psychique, leur science de l’univers et leur pouvoir sur l’univers. Il était donc de nécessité sociale que naquissent des groupements spécialisés dans cette préparation psychique – très exactement, cette ascèse, c’est-à-dire cette montée, cette élévation – et dans la collation de grades attestant cette montée, hiérarchisant la qualité.

Cette montée, c’est l’entrée dans des zones supérieures. L’entrée dans : littéralement, l’initiation. C’est pourquoi toutes ces sociétés disent très justement qu’elles sont initiatiques. L’initiation qu’elles confèrent doit s’entendre tantôt comme introduction dans un monde supérieur, et tantôt comme rite marquant cette introduction, grade marquant le degré de cette introduction.

Mais il y a eu nécessairement en ce domaine, comme en une quantité d’autres, métonymie, contamination, par le signe, de la chose signifiée, transposition du signe en la chose signifiée. Le grade n’a plus été seulement la marque de l’élévation ; il est devenu cette élévation même, ou l’agent de cette élévation. Ainsi, le grade de chevalier, au Moyen Age, ne s’obtenait qu’après un long apprentissage, des épreuves, une veillée d’armes ; il était le signe d’une préparation achevée, d’un haut niveau moral ; mais aussi, inversement, il conférait par lui-même une grâce d’état, une élévation spirituelle. Cela est encore plus vrai de toutes les prêtrises : elles sont précédées d’un séminariat, mais elles surnaturalisent, d’un seul coup, l’ordinand.

C’est cette double valeur du grade, signe de hiérarchie spirituelle, et facteur magique de hiérarchie spirituelle, qui explique le foisonnement et le succès des Sociétés initiatiques.

Pour comprendre ce qu’est l’initiation [2] et ici je m’écarte de bien des théoriciens qui ont opté pour l’une ou pour l’autre seulement de ses deux significations il ne faut pas oublier son double aspect : d’une part, accession à un plan élevé ; d’autre part, rite d’accession, et rite qui, à la fois, atteste l’accession et confère l’accession.

L’initiation, en tant qu’entrée dans un monde nouveau, est, sur le plan intellectuel, connaissance. C’est ainsi qu’on dit : s’initier aux mathématiques. Elle est progressive et indéfinie. Les Rosicruciens, les Anthroposophes, par exemple, ont une préférence pour l’initiation ainsi entendue.

Elle n’exclut d’ailleurs pas le rite initiatique. Mais ce rite, dans ces groupements, est surtout signe. De même, dans l’Université, la collaboration des grades qui était jadis, bien plus qu’aujourd’hui un rite, avec épreuve, investiture et admission dans une confrérie : dignus est intrare… – est surtout constatation officielle d’un certain niveau de connaissance.

Mais nombreux sont les groupements où l’initiation est beaucoup moins un rite d’homologation qu’un rite-sacrement. Pour eux, le rite opère par lui-même, ex opere operato, comme dit fortement la théologie catholique. Ainsi, l’initiation chrétienne s’effectue, quel que soit l’état du récipiendaire, par la collation du baptême qui, d’un homme voué à la perdition, fait automatiquement un temple de Dieu. De même l’ordination sacerdotale fait, d’un homme qui peut être fort médiocre, quelqu’un de « supérieur aux Anges », un « autre Christ ».

Il entre beaucoup de cette notion sacramentelle dans des rites d’initiation que le profane ne comprend pas. L’adoubement que reçoit un ouvrier charpentier Bon-Drille du Tour de France ne lui apporte pas un iota supplémentaire de connaissances techniques dans l’art du bois; il n’augmente donc pas sa valeur professionnelle au sens laïque du mot. Mais il lui confère une qualification autre, une transposition sur un plan supérieur, une sorte de coefficient surnaturel. Les routiers réunis sous le nom de Compagnons de Saint-François seront-ils devenus plus habiles ou plus vigoureux dans l’art de la marche quand ils auront reçu leur investiture particulière, avec rites spéciaux, en présence d’un prêtre ? Non ; mais, de simples routiers sur le plan profane, ils seront devenus routiers sur le plan spirituel, et leur marche même à travers la campagne prend ainsi valeur surnaturelle.

Qu’on le remarque bien : l’initiation, ainsi comprise, est beaucoup plus répandue qu’on se l’imagine communément. On la retrouve (estompée par la laïcisation progressive qui transforme toutes choses originellement magiques en usages et en coutumes simplement traditionnels) dans beaucoup de nos cérémonies familiales et civiques : les fêtes de la Première Communion, par exemple, sont une Éphébie amenuisée. Et elle ne s’applique pas qu’aux hommes. L’Église pratique l’initiation de ses sanctuaires ; l’initiation antique des ponts par un pontifex (c’est-à-dire à la fois, étymologiquement, ingénieur des ponts et chaussées et pontife) se survit dans les cérémonies contemporaines d’inauguration des ouvrages d’art par un personnage officiellement qualifié.

Et la nature sacramentelle de ces initiations se confirme par le caractère qu’on exige universellement de l’initiateur: peut seul transmettre la qualification celui qui l’a lui-même reçue. François 1er, à Marignan, n’est que Roi : il doit s’agenouiller devant le chevalier Bayard, car seul un chevalier peut le faire chevalier, peut lui transmettre la grâce qu’un chevalier lui a infusée. Dans le scoutisme, le Routier ne peut recevoir son adoubement que d’un Routier adoubé. Les docteurs seuls peuvent conférer le doctorat. N’est prêtre, aux yeux de l’Église, que celui dont la filiation sacerdotale remonte, d’évêque consécrateur à évêque consécrateur, jusqu’au Christ, Prêtre Éternel. Et c’est pourquoi le Président de la République, au nom de qui sont effectuées les investitures dans la Légion d’Honneur, détient logiquement le plus haut grade dans cet Ordre de Chevalerie, copié des Ordres Initiatiques.

Alors on comprend que beaucoup de sociétés initiatiques tiennent tant, traditionnellement, à s’envelopper de secret. Si ces rites qui confèrent ipso facto une qualification supérieure étaient livrés en pâture aux profanes, quelle profanation en résulterait pour des choses hautement sacrées ! « Ne jetez pas les perles devant les pourceaux », disaient, après Jésus, les premiers chrétiens en cachant leurs mystères aux Gentils. En outre, ces rites efficaces appartiennent en propre au groupement qui en est détenteur. Le sens de la propriété, une sorte de chicherie mystique interdisent de dilapider ces trésors à tout venant. Ils ne sont donc appliqués, au sein de la société, qu’à ceux qui s’en sont montrés dignes, et seulement avec mesure, et à charge de n’en rien trahir.

Ainsi s’affirme et se maintient, par des Sociétés Secrètes, traditionnelles ou inspirées de la tradition, une hiérarchie puissamment antiégalitaire des esprits humains selon leur onction personnelle, une aristocratie de la Connaissance, et du Pouvoir, une Gnose nobiliaire, antagoniste de ces deux démocratismes que sont, à des titres divers, la science et la foi.

Plus sur le sujet :

Les sociétés secrètes de Paris, Pierre GEYRAUD.

La Nouvelle Revue, tome 158, 1938.

Image par Catharina77 de Pixabay

NOTES : 

[1] Ces pages font partie du livre que M. Pierre Geyraud va faire paraître aux Éditions Émile Paul sous le titre: Les Sociétés Secrètes de Paris.

L’auteur a déjà donné sous le titre : Les Petites Églises de Paris, une série de reportages très documentés et très vivants sur les sectes très nombreuses à Paris. Ancien ecclésiastique, M. Pierre Geyraud a gardé de sa formation cette sympathie intellectuelle pour le monde de la foi et des rites, sans laquelle il n’est pas possible d’en avoir une compréhension vraie. En ce qui concerne les sociétés secrètes, ses curieuses enquêtes, qui lui ont valu d’ailleurs des amitiés sûres parmi les adeptes et les maîtres, ont été menées avec toute la probité requise. Comprendre et faire comprendre ces groupements occultes, tel a été son but.

N. D. L. R.

[2] C’est le problème de l’initiation qui a déterminé ces enquêtes sur les Sociétés Secrètes. Au cours de recherches de psychologie religieuse, l’auteur a été frappé de son importance dans l’intellectualité mystique. Or, l’initiation se présente, dans les sociétés initiatiques, sous un grossissement plus favorable à l’étude que dans la plupart des religions.

Ainsi, le présent recueil se situe dans une brève série d’ouvrages de psychologie du mysticisme. On s’est attaché plus particulièrement, dans Les Petites Églises de Paris, au messianisme des fondateurs de sectes ; dans La Cellule Saint-Séverin, aux infiltrations mystiques dans l’amour et dans la foi politique ; dans Rodin devant la douleur et l’amour, à une certaine attitude religieuse de l’art devant les angoisses primordiales de l’homme ; dans un court chapitre des Problèmes de la sexualité, aux survivances magiques dont reste imprégnée notre morale. On recherchera, au sein des Religions nouvelles de Paris, comment se forme la foi collective; à travers les Crises religieuses, le mécanisme de la conversion; et sous le titre l’Utopie, divers aspects de la mystique sociale.

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