Les Rites dits Égyptiens de la Maçonnerie

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Les Rites dits Égyptiens de la Maçonnerie par Jean Mallinger. 

1. Les légendes

De même que l’on attribue à l’Ordre Maçonnique en général des origines légendaires — soit le Temple du roi Salomon, soit l’Ordre des Templiers, soit les collèges romains d’artisans —, chacun des rejetons de l’arbre maçonnique tente de se rattacher à une source aussi antique que possible.

Les rites dits « égyptiens » de la Maçonnerie n’échappent pas à cette règle ; ils tiennent, au surplus, dans la grande famille triangulaire une place particulière : leur échelle d’instruction comporte 90 degrés — sans compter les grades administratifs, qui se terminent au 98e, depuis la réforme de 1934.

Interrogeons l’abondante documentation que ces rites originaux soumettent au jugement de l’histoire.

Une première version nous est présentée par le grand propagandiste du rite de Misraïm en France, Marc Bédarride — né en 1776 à Cavaillon, dans le Comtat venaissin — dans son ouvrage sur cette Obédience (1).

Selon cet auteur, dépourvu de tout sens critique, la maçonnerie serait aussi ancienne que le monde. Israélite pratiquant, Bédarride s’en réfère à l’Ancien Testament ; selon lui, c’est Adam lui-même, qui aurait créé, avec ses enfants, la première loge de l’humanité ; Seth succéda à son père ; Noé la fit échapper au déluge ; Cham l’établit en Égypte, sous le nom de « Mitzraim » : c’est-à-dire les Égyptiens. C’est donc de ce peuple seul que doit venir la tradition secrète de l’ésotérisme. C’est à cette source unique que vinrent boire tous les pasteurs des peuples : Moïse, Cécrops, Solon, Lycurgue, Pythagore, Platon, Marc-Aurèle, Maïmonide, etc., tous les instructeurs de l’antiquité ; tous les érudits israélites, grecs, romains et arabes.

Le dernier maillon de cette chaîne ininterrompue est le propre père de l’auteur, le pieux Gad Bédarride, maçon d’un autre rite, qui aurait reçu en 1782 la visite d’un mystérieux Initiateur égyptien, de passage en son Orient et dont l’on ne connaît que le « Nomen mysticum » : le Sage Ananiah (2). Cet envoyé le reçut à la Maçonnerie égyptienne.

Signalons ici que ce n’est pas là la première allusion historique au passage d’un Supérieur inconnu de la Maçonnerie égyptienne dans le Comtat Venaissin : un autre écrivain en a donné la nouvelle vingt-trois années avant la parution de l’ouvrage de Bédarride : c’est l’initié Vernhes, qui, dans son plaidoyer pour le rite égyptien, paru en 1822, signale, lui aussi, le passage du missionnaire Ananiah dans le Midi de la France, en l’année 1782 (3).

Une seconde version, bien différente de la première, sur l’origine de la maçonnerie égyptienne nous est contée par le polygraphe français Jean-Étienne Marconis de Nègre, fils du créateur du Rite de Memphis.

Selon cet auteur abondant, romantique et touffu, l’apôtre St Marc, l’évangéliste, aurait converti au christianisme un prêtre « séraphique » nommé Ormus, habitant d’Alexandrie. Il s’agit évidemment d’une erreur de plume : le mot « séraphique » ne peut s’appliquer qu’à une catégorie d’anges bien connue des dictionnaires théologiques ; remplaçons-le ici par celui de « prêtre du culte de Sérapis » et la légende ainsi rapportée paraîtra moins choquante.

Cet Ormus, converti avec six de ses collègues, aurait créé en Égypte une société initiatique des Sages de la Lumière et initié à ses mystères des représentants de l’Essénisme palestinien, dont les descendants auraient à leur tour communiqué leurs secrets traditionnels aux chevaliers de Palestine, qui les auraient ramenés en Europe en 1118. Garimont, patriarche de Jérusalem, aurait été leur chef et trois de leurs instructeurs auraient créé à Upsal, à cette époque et introduits par après en Écosse, un Ordre de maçons orientaux (4). Il est regrettable que cette littérature ne soit appuyée par aucune référence historique.

Le nom même du vulgarisateur varie d’ailleurs avec les années. D’Ormus, il devient Ormésius dans un autre ouvrage de Marconis (5).

Divers auteurs font allusion à cette version (6). Soulignons, dès à présent, que ces deux versions parallèles — aussi fantaisistes l’une que l’autre — prouvent toutes deux la profonde ignorance de leurs propagateurs.

L’Égypte est, dans l’histoire des traditions ésotériques, un courant original, totalement distinct du courant judaïque comme du courant judéo-chrétien.

Sans doute, au moment où Napoléon fait sa campagne d’Égypte, l’on sait encore très peu sur la religion, l’écriture, le symbolisme de l’ancienne Égypte : Champollion n’avait pas encore découvert la clé des hiéroglyphes : il ne devait faire sa première et sensationnelle communication sur l’alphabet égyptien qu’à la date du 17 décembre 1822.

Que connaissait-on de l’Égypte à cette époque ?

De véritables fables couraient sur elle ; ses initiations sacerdotales étaient décrites de façon romanesque et invraisemblable ; deux Allemands, pleins d’imagination, von Koppen et von Hymmen avaient lancé depuis 1770 un rite théâtral, appelé : Crata Repoa, qu’ils traduisaient fort faussement par : Silence des Dieux, où l’initiation antique qui se donnait dans la Grande Pyramide était « fidèlement reproduite » par une réception symbolique à sept degrés successifs (Pastophore ; Néocore ; Mélanophore ; Christophore ; etc.) d’une lamentable fantaisie. Deux Français, Bailleul et Desétangs devaient en diffuser une version française en 1821. De son côté, l’abbé Terrasson avait déjà montré la voie, dans son roman initiatique : Sethos (7).

La « mode » des initiations « à l’égyptienne » avait d’ailleurs conquis Paris et devait provoquer l’inquiétude, puis la réaction sévère des autorités maçonniques de l’époque (8).

II. L’histoire

Interrogeons des contemporains et demandons-leur ce qu’ils savent des rites égyptiens au moment où ceux-ci tentent de conquérir la France.

Levesque qui rédigea en 1821 un « Aperçu général historique » des   sectes maçonniques de son temps parle en ces termes du nouveau venu : le rite de Misraïm, « II y a, je crois, cinq ou six ans que ce Rite est venu s’établir à Paris. Il venait du Midi de l’Italie et jouissait de quelque considération dans les Îles Ioniennes et sur les bords du golfe Adriatique. Il a pris naissance en Égypte (9). »

Après ce premier témoignage, interpellons le maçon le plus érudit de France, le célèbre Thory (1759-1817), qui dans ses deux tomes des « Acta Latomorum » reproduisit un nombre considérable de documents historiques précieux dont il avait été le conservateur (10).

Il précise : « Le Rite de Misraïm, qui ne date, en France, que de quelques années, était très en vigueur à Venise et dans les îles ioniennes, avant la Révolution française de 1789. Il existait aussi plusieurs Chapitres de Misraïm dans les Abruzzes et dans la Pouille. »

Et il ajoute cet élément intéressant : « Tous ces grades excepté les 88e, 89e et 90e ont des noms différents. Quant aux trois derniers, nous n’en connaissons pas la dénomination, on les a indiqués comme voilés, dans le manuscrit qui nous a été communiqué (11). »

Nous verrons plus loin l’extrême importance de cette observation.

Abordons maintenant Ragon, qui, après une courte collaboration avec les frères Bédarride, devint leur implacable adversaire.

Il nous apprend — il est ici un témoin oculaire — que les pouvoirs des dirigeants français du Rite, les FF. Joly, Gabboria et Garcia leur avaient été conférés à Naples en 1813. Les documents justificatifs étaient rédigés en langue italienne (12) et furent présentés aux commissaires du Grand-Orient le 20 novembre 1816.

Parlant plus loin des secrets des derniers degrés de ce Rite, le célèbre « auteur sacré de la maçonnerie », spécifie : « Nous reproduisons les quatre derniers degrés du Rite de Misraïm apporté du Suprême Conseil de Naples, par les ff. Joly, Gabboria et Garcia. Tout lecteur impartial, qui les comparera, verra combien ces degrés diffèrent de ceux qu’énoncent les FF. Bédarride. » Et il ajoute ailleurs en note : « Cette explication et les développements des degrés 87, 88 et 89, qui forment tout le système philosophique du vrai rite de Misraïm, satisfait l’esprit de tout maçon instruit… (13) »

Le 1er août 1818 paraît à Bruxelles une défense du rite de Misraïm, signalant un ouvrage paru à Londres sur ce rite en 1805, sous forme d’in-quarto (14).

Nous avons d’autre part en notre possession à Bruxelles, où le rite de Misraïm fut introduit en 1817, une partie de ses archives : statuts (parus chez Remy, rue des Escaliers, le 5 avril 1818) ; diplômes ; polémique avec les autres Rites ; et un tuileur manuscrit, sur parchemin, contenant notamment les « Arcana Arcanorum » — sur papier et avec écriture absolument identique à un autre document daté de 1778.

De ces éléments, nous pouvons déduire : 1) que le rite égyptien était pratiqué en Méditerranée et en Italie avant 1789 ; 2) que ses derniers degrés se pratiquaient sous forme de deux régimes très différents : un régime à philosophie kabbalistique (Régime Bédarride) et un régime à philosophie égypto-hellénique (Arcana Arcanorum : Secrets des Secrets, ou Régime de Naples).

On conçoit dès lors facilement que ceux-ci aient été voilés pour l’historien Thory, dont on craignait les divulgations.

On comprend aussi l’avis de Ragon : « Tout ce rite se résume en fait aux quatre degrés philosophiques de Naples (15). » Le fait que Bédarride signale que son mystérieux Ananiah ait quitté le Midi de la France en 1782 pour l’Italie (16) prouve qu’au moins ce point de son histoire du rite n’est pas dépourvu de vraisemblance historique. C’est donc avec raison que l’historien Waite repousse comme très douteuse l’hypothèse de certains écrivains mal renseignés, qui attribuent « l’invention » de ce rite à un nommé Lechangeur, à Milan, en 1805 ! (17) »

Voici maintenant un nouvel élément, digne d’intérêt : le 17 décembre 1789, le célèbre Cagliostro, qui avait installé à Rome une loge de rite égyptien le 6 novembre 1787, se faisait arrêter par la police pontificale. On trouvait dans ses papiers les catéchismes et rituels de son Rite et notamment une statuette d’Isis 18. Or, Isis est le mot sacré d’un des degrés de Naples.

L’on peut se demander si Bédarride a connu Cagliostro. Il faut répondre par l’affirmative ; il ne conteste ni la réalité de son initiation en Égypte ni celle de ses pouvoirs, il se borne à lui reprocher d’avoir, en France, fait un rite égyptien personnel.

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