La synarchie

La synarchie de St-Yves d’Alveydre, un texte de Louis Dramard.

Loi biologique d’évolution des collectivités humaines

I

C’est à la démonstration de cette loi que sont consacrés les remarquables ouvrages de St-Yves d’Alveydre : Mission des souverains, Mission des Juifs. Mais dans son dernier ouvrage : La France vraie (Paris 1887, Calman Lévy éditeur), l’écrivain abandonne les hauteurs de l’ésotérisme et s’efforce d’éclairer à la vive lueur des lois biologiques, la sombre anarchie individualiste, qui vampirise les forces de la civilisation moderne.

En dépit de l’aphorisme judiciaire bien connu, les farouches inquisiteurs de Rome ont hérité de l’antique Universalité, dont ils ont persécuté les représentants et pétrifié les symboles. Leur arracher les clefs de l’ésotérisme volontairement faussées par eux et les restituer à la pensée humaine, telle fut l’œuvre de St-Yves. Aussi, attendions-nous impatiemment son dernier ouvrage sur l’état politique et social de la France en particulier.

Nous sommes loin, cependant, d’approuver toutes les opinions de l’auteur et nous croyons devoir signaler ici les parties de son œuvre qui nous semblent les plus défectueuses. C’est un devoir pénible, dont nous voulons nous acquitter tout d’abord, afin de pouvoir ensuite approuver en toute conscience.

Dans la France vraie, et plus encore dans ses précédents ouvrages, St-Yves a positivement reculé les limites de l’histoire et en a surtout coordonné le chaos au moyen de lois biologiques scientifiquement établies. Mais, quand on cherche les conclusions logiques de prémisses aussi importantes, on éprouve une sorte de désappointement. L’auteur paraît avoir oublié ses propres découvertes, ses plus irréfutables démonstrations.

Citons un exemple entre dix : la Mission des Juifs nous démontre la provenance commune des grandes questions religieuses et sociales connues dans l’histoire. Lorsque la très antique civilisation unitaire fut déchirée par les schismes et l’anarchie, les corps savants en conservèrent la tradition dans l’ombre la plus épaisse des sanctuaires, à l’abri des violences du despotisme ; et c’est de là que partirent dans l’antiquité toutes les tentatives de redressement des races ou des peuples, sous l’impulsion des initiés aux traditions de la très antique science. Les mouvements sociaux les plus importants furent ceux de Fu-Hi en Chine, de Chrisna aux Indes, des Zoroastres en Iran, d’Orphée en Occident. Ces grandes vagues civilisatrices se subdivisèrent, suivant les milieux, en courants secondaires et ainsi de suite. Par exemple, la synthèse dite orphique produisit deux courants d’intellectualité bien distincts :

1° La Civilisation hellénique ou gréco-latine, rapidement flétrie par la décadence.

2° L’intellectualité Celtique ou druidique, plus élevée qu’on ne le croit généralement et que le despotisme latin contraignit à se condenser dans l’étroite réforme guerrière d’Odin.

En ce qui concerne la synthèse orphique, puis la civilisation gréco-latine dont nous sommes les héritiers incontestables, St-Yves n’a fait que corroborer l’opinion générale sur l’initiation, dans les sanctuaires d’Égypte, de tous les grands civilisateurs occidentaux, depuis le légendaire Orphée et ses mystères, jusqu’à Pythagore, sans oublier Démocrite, le restaurateur trop méconnu de la méthode expérimentale en Occident et Héraclite le premier formulateur connu des lois de l’évolution maintenant acceptées par tous ceux qui pensent. Quant à la synthèse mise sous le nom de Moïse, nous n’en voulons pas contester la valeur et nous reconnaissons qu’il est injuste de la juger d’après les interprétations intéressées du cléricalisme juif ou chrétien. Nous reconnaissons que la Mission des Juifs fournit, sinon des preuves catégoriques, du moins de très fortes présomptions, en faveur du caractère scientifique et surtout universaliste de l’œuvre biblique. Moïse, d’ailleurs, hiérophante et savant Égyptien, prêtre d’Osiris, n’était rien moins qu’un particulariste juif. Toutefois, la synthèse de cet épopte, d’après les enseignements mêmes de St-Yves, n’était en somme qu’une adaptation du trinitarisme Hindou et égyptien à l’esprit dorien intransigeant des partisans de l’Exode ; et son action nous paraît beaucoup plus limitée que celle des mouvements analogues, déterminés par Orphée en Occident ou Chrisna en Orient. Objectera-t-on l’importance rétrospective que donne au Mosaïsme, l’établissement ultérieur du christianisme et la civilisation moderne qui en dérive ? Tel est, en effet, le motif allégué par St-Yves pour justifier l’importance qu’il accorde aux Israélites, dont l’action directe fut évidemment bien inférieure à celle des Hindous, des Iraniens et surtout des Grecs. Mais si, laissant de côté le cléricalisme chrétien, on entend désigner par le mot christianisme, l’évolution de l’intellectualité moderne dans toutes ses manifestations, nous affirmons qu’il dérive bien plus directement de la civilisation gréco-latine, légèrement modifiée par l’influence celtique. Bien plus, le côté dramatique du christianisme ne procède même pas exclusivement de Moïse, car St-Yves nous démontre l’identité des principes fondamentaux admis par tous les initiés antiques, en Grèce aussi bien qu’en Israël, en Égypte ou en Orient. La formule suprême des mystères gréco-latins : Pao-Erohe, suffirait à prouver qu’ils se rattachent, comme les dogmes Iod-Héranhé d’Israël, au trinitarisme d’Égypte. Enfin, même au point de vue purement religieux, le christianisme se rapproche beaucoup plus de l’Ionisme gréco-latin, que du Dorisme intransigeant d’Israël. La filiation Hellénique de la civilisation moderne est donc prouvée à tous les points de vue ; et, de quelque côté que l’on se tourne, d’après les enseignements de St-Yves lui-même, on ne peut découvrir au mouvement déterminé par Moïse, aucune supériorité sur ceux des autres initiateurs. Pourquoi donc, avoir intitulé : Mission des Juifs, un livre qui démontre la supériorité, comme action civilisatrice, des Égyptiens, des Celtes, des Hindous, des Grecs, etc. ?

Cette longue digression nous a paru nécessaire pour faire comprendre le côté défectueux des livres de St-Yves d’Alveydre. L’auteur découvre de grandes vérités, des lois importantes, mais il omet d’en tirer les conclusions logiques. Après tout, cette critique est peut-être un éloge involontaire et par cela même impartial ? Nous sommes tellement accoutumés à l’esprit pédagogique de l’époque qu’il nous est difficile de discerner les I quand ils ne sont pas surmontés d’un point. Nos écrivains et nos penseurs de premier ordre ont souvent protesté contre l’inefficacité d’un système, bon tout au plus pour les préparations hâtives aux examens ; mais les grands initiateurs ont toujours composé leurs ouvrages de façon à ce que le lecteur pût découvrir par lui-même les vérités qu’on lui destine ; et il est certain qu’une connaissance ainsi obtenue est plus aisément assimilable que des formules toutes faites dont rien ne subsiste, sinon la lettre morte. Enfin, la méthode suggestive présente l’inestimable avantage de ne pas soulever l’opposition brutale des esprits arriérés, incapables de tirer d’eux-mêmes les conclusions qui les effaroucheraient.

La vérité est que maints lecteurs ont tiré des Missions bien des conséquences omises volontairement ou non par St Yves ; et, sans pouvoir rien affirmer à cet égard, nous pensons qu’il ne doit pas en être trop surpris.

Dans la France vraie, St Yves considère le peuple au moment où il se redresse contre les abus intolérables de l’anarchie féodale en décomposition. C’est alors que la Fraternité du Temple, héritière en Occident de la tradition ésotérique, fournit aux vaillantes populations de la vieille Gaule, des cadres organiques aussi rapprochés que possible de l’étalon scientifique nommé par St Yves Synarchie trinitaire. Résumé harmonique des formules correspondantes à la biologie des collectivités humaines, la synarchie peut être très imparfaitement résumée comme suit :

1° La Science est l’unique source de l’Autorité sur terre. L’Autorité doit toujours être désarmée.

2° La volonté des citoyens, sans distinction arbitraire de sexe, est la source légitime de toute organisation économique.

3° Le Pouvoir, entre la Science et l’Économie, est consacré par la première, soutenu par la seconde.

Trois conseils suprêmes correspondent à ces trois ordres. En outre, tous les emplois, toutes les fonctions, tous les grades doivent être donnés au mérite, constaté par l’épreuve et l’examen.

Il faut bien remarquer que la Science, base synarchique de l’Autorité et arbitre suprême, ne doit pas être considérée dans le sens étroit que l’on donne à ce mot. Depuis longtemps on a reconnu et signalé les dangers du mandarinat et chaque corps savant en particulier constituerait un piètre dépositaire de l’autorité sociale. Il s’agit ici de Science intégrale, comprenant la culture des sens esthétique et moral aussi bien que de l’intelligence proprement dite et avant tout le développement harmonique de l’être, plutôt que sa déformation par une spécialisation exagérée.

Le gouvernement trinitaire de la synarchie doit reposer sur le groupement intelligent de toutes les professions, de tous les intérêts, seul capable d’éviter l’isolement actuel des citoyens, qui réduit le pauvre à l’état de grain de sable, incapable de résister au moindre courant et sans autre lien social que des charges de plus en plus lourdes.

Il va sans dire que nos pères du XIVe siècle n’ont pas institué de but en blanc la synarchie dans toute sa pureté. C’était d’ailleurs matériellement impossible, pour plusieurs motifs dont le principal consistait dans l’absence à peu près complète des éléments indispensables à la constitution des premiers conseils : Autorité, Pouvoir de justice, lesquels doivent dériver de la science. Or bien que relativement plus éclairé qu’aujourd’hui, le clergé (clercs, professeurs, étudiants aussi bien que prêtres proprement dits) ne représentait pas encore assez dignement l’autorité de la science intégrale. Quant aux nobles, qui s’arrogeaient arbitrairement les pouvoirs de justice, ils étaient encore moins dignes de leur mission.

La seule chose que pouvait faire le peuple — et il n’y manqua pas — c’était d’organiser fortement le troisième ordre, dont la constitution lui appartenait. La représentation des prolétaires de la glèbe fut à peu près nulle, mais cela provint de l’écrasante oppression des féodaux et non de l’exclusivisme des corps de métiers ou des communes.

À travers toute l’histoire de France, on voit ce troisième ordre, l’unique organisme vraiment physiologique de la nation, intervenir constamment contre la politique ruineuse et rétrograde d’une monarchie tendant à la dictature pour sa propre perte. On le voit, élevant péniblement cette monarchie, comme un rempart contre le brigandage féodal et réparant sans cesse les brèches faites dans le territoire et l’économie de la Nation par des souverains indignes. Ces tristes rois, contempteurs habituels de l’autorité des États, s’adressaient bien vite à eux dès que la situation devenait désespérée, semblables à ces débauchés, perclus de dettes et privés de tout crédit, qui se résignent, dans l’espoir d’une bonne aubaine, à écouter une fois de plus les sages admonestations paternelles, dont ils riront bien, avec leurs dignes compagnons, en dépensant le produit de leur hypocrite manœuvre. On voit également ce grand conseil économique de la France suppléer successivement à la prompte déchéance de la noblesse d’abord, puis bientôt du clergé ; on le voit rappeler sans cesse la monarchie à la véritable légitimité, celle du mérite et remédier aux situations les plus désespérées.

Comme le fait observer St Yves, c’est dans les cahiers des États généraux de France, depuis le XIVe siècle, que la Révolution trouvera tous les plans de réformes qui marquent l’ère démocratique nouvelle. Mais si l’on avait appliqué intégralement le programme des États, au lieu d’en tirer quelques réformes purement politiques, dissociées de l’ensemble, on aurait évité l’effroyable crise sociale que nous traversons, on aurait créé un organisme gouvernemental et social constamment perfectible par voie d’évolution, et l’on aurait prévenu à jamais les sanglantes catastrophes qui viennent périodiquement rappeler notre pays aux lois biologiques inéluctables des groupements humains.

La France vraie fournit des renseignements du plus haut intérêt et de la plus incontestable authenticité, sur les incroyables travaux des États généraux français ; elle fournit en outre toutes les indications bibliographiques nécessaires pour approfondir cette intéressante étude. Bornons-nous à constater ici, à l’éternelle honte des politiciens qui dirigent aujourd’hui la France, que les États généraux depuis des siècles, et spécialement le troisième ordre, le seul digne de sa mission, ont étudié et résolu ces questions économiques et sociales auxquelles s’intéressent les penseurs contemporains et que font semblant de dédaigner les pseudo-révolutionnaires d’hier, simples grugeurs politiques, aujourd’hui qu’ils sont repus et satisfaits, au sein des misères croissantes de leurs dupes. Certes, quand on parcourt les douloureuses annales de l’humanité, on éprouve une terrible indignation contre la série ininterrompue des exploiteurs, qui ont en tout temps torturé leurs semblables pour satisfaire leurs plus futiles caprices. Mais en présence des ex-flatteurs du peuple, qui déshonorent aujourd’hui la France, sans autre but que l’acquisition des richesses et des jouissances grossières, sans la moindre ambition, même injustifiée, d’attacher leur nom à quelque oeuvre remarquable, l’honnête homme se sent envahi par un dégoût, que lui avaient jusqu’alors épargné les plus lamentables phases de la sombre histoire humaine.

Nous ne pouvons suivre, pas à pas, l’argumentation de St-Yves, constamment appuyée sur les documents les plus variés et les plus irréfutables. Nous ne saurions pourtant admettre sans réserve les opinions de l’auteur relatives aux avortements et aux catastrophes de la Révolution française, nécessairement déterminés par la rupture des formes synarchiques, lors de la constitution du Tiers-État en Assemblée nationale — le premier coupable étant d’ailleurs Louis XVI, qui avait imprudemment doublé, dit-il, le nombre de représentants du Tiers.

Qu’on ne s’imagine pas, toutefois, que St-Yves approuve l’écrasement de la Nation active, par une minorité nobiliaire ou cléricale. Il eut désiré, au contraire, une représentation encore plus équitable de tous les citoyens, mais distribuée suivant les cadres synarchiques et non pas abandonnée, sans garantie d’aucune sorte, à l’influence anarchique et fortuite des politiciens de profession. Or, au XVIIIe siècle, il existait en France de forts bons éléments pour la composition des deux premiers conseils synarchiques : Autorité — pouvoir de justice — et l’on aurait pu rendre aux deux premiers ordres, en choisissant avec équité leurs représentants, toute la virtualité qu’ils ne pouvaient avoir au Moyen âge.

Aussi, dans la représentation du Tiers, doublée par Louis XVI, il y avait un grand nombre d’avocats, de magistrats, de professeurs, de médecins, sans compter des nobles et des prêtres catholiques ou autres. D’après les lois synarchiques, les professeurs et savants, les médecins et les prêtres auraient dû appartenir au premier ordre, représentant l’autorité de la Nation. De cette façon, le clergé proprement dit n’aurait conservé qu’une influence secondaire au milieu des représentants de toute l’Intellectualité française.

Dans le second ordre, représentant les pouvoirs de Justice, on aurait dû verser tous les avocats et magistrats élus.

Le troisième ordre, ainsi débarrassé des éléments politiciens, eut été la véritable représentation de l’Économie nationale — communes, corps de métiers, agriculture —, et l’on eut ainsi effectué sans danger une réforme bien autrement radicale et bienfaisante, que l’augmentation purement numérique des députés du tiers, au profit de quelques politiciens et meneurs des classes dirigeantes, dont l’action, eut été d’ailleurs bienfaisante, si on les avait encadrés dans leur spécialité respective du premier ou du second ordre.

Jusqu’à présent, nous ne trouvons rien à reprendre aux critiques de St-Yves, mais nous ne saurions l’approuver quand il blâme d’une part la juste initiative de Louis XVI et d’autre part le coup d’État du tiers, écrasant les résistances systématiques de la cour et des premiers ordres mal composés.

Louis XVI ne pouvait pas, alors même qu’il eut possédé les connaissances nécessaires, réformer la composition des premiers ordres d’après les lois synarchiques. Une réforme de cette importance, subordonnant à l’autorité de la science intégrale les pouvoirs arbitraires du clergé et de la noblesse, a soulevé des résistances encore plus furieuses que les mesures les plus révolutionnaires de nos assemblées.

Quant au Tiers, pouvait-il agir autrement qu’il ne le fit, sous peine de laisser protester le mandat que ses prédécesseurs et la France lui avaient imposé ?

Malgré les grands progrès accomplis, depuis la Renaissance, par l’intellectualité française, les hommes les plus avancés au XVIIIe siècle ne pouvaient atteindre à la conception d’une synthèse universaliste ; et l’idée même des lois régissant les collectivités humaines leur était étrangère. En dépit de leur émancipation du cléricalisme romain, les hommes de la Révolution étaient en général des idéalistes exclusivistes, en tout cas des simplistes, des catholiques à rebours et dédaigneux de toute méthode expérimentale. Il y eut de rares exceptions à cette règle — Condorcet, entre autres, qui semble un penseur contemporain —. Mais incapables de faire comprendre leurs idées, dans un milieu aussi exalté, ces hommes supérieurs rendirent encore moins de services que leurs fanatiques collègues, qui réussirent du moins à écraser les derniers débris du régime féodal.

Saint-Yves d’Alveydre, le théoricien de la synarchie. Illustration extraite du site Live Your Quest.

II

Nous n’examinerons pas ici les propositions faites par St-Yves pour faciliter l’établissement graduel et pacifique de la synarchie en France. Nous nous sommes étendus sur l’étude des États généraux et particulièrement du troisième ordre, parce que cette partie de la France vraie constitue une vue nouvelle du plus haut intérêt sur la science sociale et politique de nos pères. Nous sommes loin de contester les conclusions de l’auteur, sur la nécessité de sortir rapidement de l’anarchie nationale et internationale, qui détruira bientôt les derniers vestiges de la civilisation européenne. Sur ce point, tous les socialistes du monde pensent comme l’écrivain des Missions. Quant aux moyens proposés par lui pour atteindre ce but, ils nous paraissent un peu trop subordonnés à la bonne volonté des gens qui n’ont jamais prouvé que leur mépris de toute recherche sérieuse, surtout en matière de réformes sociales.

Nous nous abstiendrons, néanmoins, de toute critique à cet égard, car nous sommes incapables de calculer les conséquences possibles de certaines modifications insignifiantes en apparence et dont le développement ultérieur peut fort bien briser le réseau anarchique et capitaliste qui étouffe la société contemporaine. Il existe un curieux ouvrage, dont le titre nous échappe en ce moment, et qui démontre l’action des fraternités occultes sur le Développement de la Révolution française. Souvent des incidents sans importance apparente provoquèrent, sous l’action des meneurs, les plus désastreuses conséquences pour la monarchie des Bourbons. N’oublions pas que St-Yves est un occultiste et que peut-être les mesures proposées par lui, contiennent les germes imperceptibles d’une évolution sociale complète. Mais n’insistons pas sur une hypothèse dont nous ne saurions prouver la légitimité et appelons seulement l’attention des penseurs socialistes sur l’intéressante étude des États généraux dans laquelle l’auteur fournit des enseignements peu connus jusqu’à ce jour.

III

Le travail que nous venons d’examiner et que St-Yves a réuni sous le titre de Pro patria, est précédé d’une sorte d’auto-biographie, intitulée Pro domo, que nous comptions primitivement laisser de côté. Mais les détracteurs pourraient interpréter le silence à et égard dans le sens de certaines calomnies. Nous dirons donc quelques mots du plaidoyer de St-Yves.

Les socialistes qui lisent cette Revue ne seront pas surpris d’apprendre que les plus violentes attaques ont assailli l’homme qui s’est donné pour but de restituer à ses contemporains les clefs de la tradition ésotérique. C’est le sort de tous les émancipateurs.

Tous les chapitres remarquables des Missions avaient été cyniquement plagiés, dit-on, dans les œuvres de Fabre d’Olivet.

Toutes les citations faites à l’appui de sa thèse avaient été délibérément falsifiées par St-Yves, etc., etc.

Si les enseignements des Missions reposent sur des citations fausses, ils perdent toute valeur, et le plagiat ne s’explique pas. Si le plagiat existe, c’est Fabre d’Olivet et non St-Yves qui a délibérément falsifié les citations. Mais à quoi bon discuter des accusations qui se contredisent entre elles ? Disons seulement que l’exactitude des citations a été vérifiée et que les ennemis de St-Yves ont indignement spéculé, à cet égard, sur quelques erreurs dans l’indication des chapitres et des pages.

On accusa ensuite St-Yves d’avoir usurpé le titre de marquis ! Il avait fait, dit-on, les quatre cents coups dans sa jeunesse, mené une vie de débauche, alimentée par les plus honteux moyens, déserté pendant la guerre. Mais nous nous arrêterons ici, par respect pour nos lecteurs ; ajoutons seulement qu’on alla jusqu’à publier contre lui, sous un nom féminin, un roman diffamatoire.

Dans Pro domo, St-Yves a cru devoir répondre, point par point, à toutes les accusations concernant sa vie privée – laissant bien entendu de côté ce qu’on a publié contre ses œuvres. D’ailleurs, pour parer à toutes les imputations passées ou à venir, il fait le récit de sa vie, depuis l’enfance jusqu’à l’heure présente, sans omettre même les fautes les plus insignifiantes, ni les indications les plus précises de dates, de personnes et de localités. Il va sans dire, par exemple, qu’il fit bravement son devoir pendant toute la durée de la guerre franco-allemande.

On pense peut-être qu’un homme de cette valeur a eu tort de répondre à de semblables attaques. Toutefois, en admettant l’opportunité d’une réponse, on ne pouvait la faire plus catégorique et plus péremptoire. Cela n’empêchera pas les ennemis de poursuivre leur tâche, mais du moins, il sera facile de vérifier la fausseté de leurs imputations.

Le temps est encore loin, hélas, on l’on pourra, sans danger, vulgariser des vérités nouvelles ! On a conquis le droit d’user et d’abuser de la parole, mais à condition de ne rien dire ; et l’étalage de formules émancipatrices, jusque sur le mur des prisons, n’empêche pas l’antique symbole de Prométhée d’être plus vrai que jamais. Jupiter et ses Olympiens exercent encore les pouvoirs royaux et la torture attend toujours celui qui dérobera le feu divin au profit de la multitude asservie.

Nos contemporains ont peine à comprendre cette vérité. À l’école, au collège, à l’université, on leur a appris que le monde civilisé avait conquis l’indépendance ! d’autre part, la prolifération d’une littérature sans vergogne, et d’une avocasserie sans principes — symptôme commun à toutes les périodes de genèse sociale — donne, au premier coup d’œil, l’illusion de la liberté. L’unique progrès, cependant, consiste dans l’adoucissement des mœurs et des procédés du Moyen-Age ; mais la conscience et la pensée ne sont pas plus libres qu’auparavant.

Dira-t-on qu’on peut nier l’Immaculée Conception, l’existence du père éternel, qu’on peut bafouer tous les fétiches cléricaux, royaux ou nobiliaires ? Qu’importe ! C’est comme les chrétiens des premiers siècles, qui se croyaient émancipés parce qu’ils pouvaient rire de Jupiter. Indépendance de courtisans frondant le monarque déchu ! Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on jouit de la licence d’attaquer tout ce que l’opinion ne considère pas comme sacré et de même que les malfaiteurs, la philosophie du XIXe siècle ne bénéficie, à cet égard, que de l’adoucissement général des mœurs.

On se laisse toujours duper par des mots dont le sens est mal défini. Quelle différence sensible peut-il exister, par exemple, entre un Carthaginois qui faisait brûler les enfants dans la hideuse effigie métallique de Moloch, et le bourgeois sceptique qui, en 1871, égorgea 35 000 prolétaires en l’honneur de l’Ordre ou de la Propriété ? Qu’on ne prétende pas que le premier professe une croyance superstitieuse envers un fantôme de son imagination, tandis que le second sacrifie à un intérêt réel et palpable et que par conséquent, en dépit de sa cruauté, le bourgeois contemporain n’en est pas moins débarrassé du fanatisme religieux. On doit considérer les réalités, les faits et non les formes transitoires qu’on leur attribue. Tous les humains se font une idée quelconque du bien et du mal et se les représentent en tout temps par des symboles. Des sectes, des nations, des races entières ont donné à ces symboles un caractère anthropomorphique plus ou moins tranché : de là les Dieux, les démons, leurs récompenses, leurs vengeances, leurs colères. Au sein de ces races elles-mêmes, les individus les plus intelligents rejetaient de plus en plus la conception anthropomorphique des symboles et le dieu des spiritualistes en arriva ainsi à n’être plus qu’une simple abstraction. Mais en tout temps, sur terre, la majorité des humains fut loin de professer les croyances anthropomorphiques, que l’Européen même éclairé a toujours le tort d’attribuer à toutes les formes religieuses.

Ainsi, les doctrines de l’Hindou Kapita, qui vivait avant notre période historique, se rapprochent certainement plus de la synthèse matérialiste et moniste d’Hoeckel et des darwiniens que des religions dont nous avons l’idée. Brahma, Wichnou, Siva, ne représentent pas des individus, mais des principes métaphysiques. Nous pouvons donc affirmer sans pousser plus loin la discussion que l’idée de Propriété, qui représente le souverain bien pour le bourgeois conservateur, est le dieu de ce dernier, tout aussi bien que Brahma pour l’Hindou, Moloch pour le Phénicien, ou la Solidarité universelle, pour le socialiste.

L’émancipation intellectuelle et la tolérance ne consistent pas à rejeter simplement les dieux d’hier, mais à autoriser l’examen, la critique et au besoin la négation de ceux d’aujourd’hui.

Le socialiste est le premier à provoquer l’examen de sa croyance, parce qu’elle est pour lui scientifiquement démontrée. Jamais les mathématiciens n’ont réclamé de persécutions contre les négateurs de leur science ; ils ne réclament que la libre discussion, certains d’avance qu’elle confirmera leurs opinions.

L’intolérance, l’esprit de persécution proviennent du peu de confiance qu’on a dans ses opinions et du désir égoïste de les imposer quand même.

L’esprit de l’homme, comme son corps, se renouvelle partiellement chaque jour, en attendant la transformation plus radicale de la Mort. Mais tous les instincts bas et ataviques se révoltent contre la modification constante de sa personnalité et il voudrait se momifier pour toujours dans son misérable Moi, au lieu de se transformer, sans cesse, dans le grand courant d’Évolution qui constitue la vie. Voilà pourquoi le vulgaire déteste instinctivement tous ceux qui détruisent ses opinions, ses préjugés, ses idées, sa personnalité intellectuelle et morale en un mot. Le règne de la Libre pensée n’existera véritablement que le jour où les hommes auront compris la nécessité d’évoluer sans cesse, au physique et au moral.

En attendant, en dépit des mots, des phrases pompeuses dont les sophistes contemporains ne sont guère économes, la liberté n’existera que pour les flatteurs des grands et des petits ; quiconque formulera une idée nouvelle susceptible de hâter la décomposition des vieilles formes sociales, devra se résigner au supplice de Prométhée, dont les formes seules varient, suivant les mœurs de l’époque.

Nous nous sommes laissés entraîner à cette longue digression, pour rappeler aux lecteurs le côté suggestif des œuvres de St-Yves. Comme nous l’avons fait observer, cet auteur procède peu par la méthode démonstrative ordinaire et pour notre part, nous avons bien rarement adopté ses conclusions. Mais le grand mérite de ses oeuvres (spécialement de la Mission des Juifs) est d’éveiller la pensée du lecteur et de lui ouvrir, sur toutes les voies de l’intellectualité, des horizons grandioses et nouveaux. Il est bien certain qu’un pareil effet ne doit pas se produire sur les esprits incapables d’embrasser les sublimes conceptions d’Universalité et de Solidarité universelle. Sur ce point, St-Yves a magistralement employé la méthode ésotérique des anciens maîtres et des précurseurs révolutionnaires. Il n’a pas, cependant, échappé complètement aux soupçons de l’obscurantisme ; et à en juger par les persécutions qu’il a subies, on se demande ce qui aurait pu advenir, s’il avait clairement et catégoriquement développé en langage vulgaire, les conclusions qui s’imposent à tout lecteur éclairé de ses ouvrages.

Quoi qu’il en soit, de semblables œuvres annoncent clairement la prochaine agonie de l’inique société que nous subissons. C’est l’attaque, par le sommet, de l’état social dont la révolution a déjà sapé les bases ; c’est le clairon de Jéricho, précurseur de l’effondrement des forteresses capitalistes, le dernier avertissement de l’ordre cosmique aux jouisseurs qui nous gouvernent.

Plus sur le sujet :

La synarchie, Louis Dramard. La Revue socialiste nº 36, décembre 1887.

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