Teilhard de Chardin : Le Saint Dessein par Melmothia.
« Depuis GalilĂ©e, il pouvait sembler que lâhomme eĂ»t perdu toute position privilĂ©giĂ©e dans lâUnivers, sous lâinfluence grandissante des forces combinĂ©es dâinvention et de socialisation. Le voilĂ en train de reprendre la tĂȘte, non plus dans la stabilitĂ©, mais dans le mouvement, non plus en qualitĂ© de centre, mais sous forme de flĂšche du monde en croissance. NĂ©o-anthropocentrisme non plus de position, mais de direction de lâĂ©volution. »
Pierre Teilhard de Chardin.
1 / Péché de GenÚse
Câest en 1955, câest-Ă -dire lâannĂ©e du dĂ©cĂšs de son auteur, que paraĂźt Le PhĂ©nomĂšne humain. Lâouvrage sâouvre sur un rĂ©sumĂ© scientifique de type acadĂ©mique, consacrĂ© Ă lâapparition de la vie. Mais le ton change dans la seconde partie du livre : Ă lâencontre du consensus darwinien voulant que la vie avance au hasard des mutations auxquelles sâapplique la loi de la sĂ©lection naturelle, lâĂ©volution y est envisagĂ©e dans une perspective tĂ©lĂ©ologique, une dynamique de progrĂšs menant de lâ« hominisation » inaugurĂ©e Ă la prĂ©histoire Ă une « humanisation » et une rĂ©conciliation avec Dieu.
Lâauteur de lâouvrage, un certain Pierre Teilhard de Chardin, est nĂ© le 1er mai 1881 dans le Puy-de-DĂŽme. Issu d’une ancienne lignĂ©e auvergnate de magistrats et quatriĂšme dâune famille de onze enfants, il bĂ©nĂ©ficiera dâune trĂšs bonne Ă©ducation qui le conduira Ă sâintĂ©resser trĂšs tĂŽt aux sciences, notamment Ă la gĂ©ologie. Adolescent, il se dĂ©couvre une double vocation, scientifique et religieuse. En 1899, il entre au noviciat jĂ©suite d’Aix-en-Provence quâil complĂšte par un sĂ©minaire thĂ©ologique de 4 ans en Angleterre. Puis, en 1912, un an aprĂšs avoir Ă©tĂ© ordonnĂ© prĂȘtre, il rejoint le Museum d’histoire naturelle de Paris. MobilisĂ© durant la PremiĂšre Guerre mondiale, il devra attendre la fin du conflit pour reprendre des Ă©tudes en sciences naturelles (gĂ©ologie, botanique et zoologie) avant dâenseigner la palĂ©ontologie et la gĂ©ologie Ă l’Institut catholique de Paris.
Câest en 1916 quâil publie son premier essai, La vie cosmique, qui sera suivi en 1919, de Puissance spirituelle de la matiĂšre. Sa rĂ©flexion en tant que savant sur les origines de lâhomme et de lâunivers le conduit Ă formuler le rĂŽle primordial jouĂ© par lâĂ©volution en le colorant de mĂ©taphysique. Dans La vie cosmique, Teilhard Ă©crit : « Le Christ est le Terme de l’Ăvolution, mĂȘme naturelle, des ĂȘtres ; l’Ăvolution est sainte ».
Les annĂ©es suivantes, il rĂ©dige plusieurs mĂ©moires de palĂ©ontologie ainsi quâune thĂšse de doctorat remarquĂ©e sur Les MammifĂšres de l’ĂocĂšne infĂ©rieur français et leurs gisements. En 1923, le MusĂ©um d’histoire naturelle de Paris lâenvoie, pour la premiĂšre fois, effectuer des recherches en Chine. Il y sĂ©journera Ă de multiples reprises pour travailler notamment sur le sinanthrope de PĂ©kin, dĂ©montrant quâil Ă©tait un homo faber, câest-Ă -dire susceptible de fabriquer des outils. Ses travaux obtiendront de nombreuses rĂ©compenses, notamment par la SociĂ©tĂ© GĂ©ologique de France dont il devient prĂ©sident en 1926.
En 1930, il rĂ©dige son ouvrage majeur : Le phĂ©nomĂšne Humain, mais le Vatican en interdit la publication comme hĂ©rĂ©tique et le livre ne sera publiĂ© quâen 1955. De nouveaux problĂšmes avec sa hiĂ©rarchie lâempĂȘcheront dâentrer au CollĂšge de France. En 1946, il est promu Officier de la LĂ©gion d’honneur au titre des Affaires Ă©trangĂšres en reconnaissance de son travail en Chine. Il entre en 1950 Ă l’AcadĂ©mie des sciences. Jusqu’Ă son installation Ă New York en 1951, il poursuivra sa carriĂšre scientifique ponctuĂ©e de nombreux voyages.
Pierre Teilhard de Chardin meurt le 10 avril 1955, jour de PĂąques, Ă New York. Il aurait confiĂ© Ă des amis un an plus tĂŽt : « j’aimerais mourir le jour de la RĂ©surrection ».
RejetĂ©e Ă la fois par la communautĂ© scientifique et les autoritĂ©s religieuses, son Ćuvre ne sera dĂ©couverte qu’aprĂšs sa mort et bĂ©nĂ©ficiera d’un succĂšs en pointillĂ©s. AprĂšs avoir soulevĂ© l’enthousiasme des foules dans les annĂ©es 50, elle sera ensuite oubliĂ©e jusquâĂ ce que la notion de « noosphĂšre » ne revienne sur le devant de la scĂšne grĂące au dĂ©veloppement dâinternet en tant que rĂ©seau de communication Ă lâĂ©chelle planĂ©taire.
2/ Ramen !
« Le passĂ© mâa rĂ©vĂ©lĂ© la construction de lâavenir »
Pierre Teilhard de Chardin.
Du point de vue du crĂ©ationnisme, lâunivers a Ă©tĂ© créé selon des modalitĂ©s conformes Ă une lecture littĂ©rale de la Bible. Chaque espĂšce serait donc apparue telle quelle sur Terre. Si le dĂ©bat entre fixisme et transformisme ne date pas dâhier, lâouvrage de Charles Darwin, l’Origine des espĂšces, paru en 1859, va faire pencher la balance du cĂŽtĂ© de lâ« Ă©volution ». Darwin soutient que les espĂšces voient leurs caractĂ©ristiques biologiques se modifier par un processus de sĂ©lection naturelle. Toutes les espĂšces vivantes ont donc Ă©voluĂ© au cours du temps Ă partir d’un seul ou quelques ancĂȘtres communs.
Ă partir du milieu du 20e siĂšcle, la thĂ©orie darwinienne obtient le consensus de la communautĂ© scientifique, mais continue de faire dĂ©bat dans quelques pays, comme aux Ătats-Unis, oĂč l’enseignement des thĂ©ories darwiniennes se voit interdit jusqu’en 1967, dans certains Ătats. Lors du fameux « procĂšs du singe » en 1925, dans le Tennessee, il est dĂ©clarĂ© qu’« il est illĂ©gal […] d’enseigner toute thĂ©orie qui nie l’Histoire de la CrĂ©ation Divine de l’homme comme enseignĂ© dans la Bible, et d’enseigner Ă la place que l’homme est descendu d’un ordre infĂ©rieur des animaux ». Cette dĂ©cision fut ridiculisĂ©e par les mĂ©dias, mais il fallut attendre la fin des annĂ©es 60 pour que le Butler Act, promulguĂ© lors du « procĂšs du singe » soit abrogĂ©. Puis en 1987, la Cour suprĂȘme interdit l’enseignement du crĂ©ationnisme dans les Ă©coles publiques, ce dernier Ă©tant une doctrine de nature religieuse alors que le darwinisme relĂšve de la science.
En guise de compromis, dans les annĂ©es 90, une nouvelle mouvance vit le jour : le « dessein intelligent ». DĂ©veloppĂ©e par le Discovery Institute, un cercle de rĂ©flexion conservateur chrĂ©tien amĂ©ricain, cette thĂšse soutient que la complexitĂ© du monde et lâĂ©volution sont « bien mieux expliquĂ©es » par une cause intelligente que par le hasard de la sĂ©lection naturelle. Le « dessein intelligent » est gĂ©nĂ©ralement qualifiĂ© de « nĂ©o-crĂ©ationnisme » et considĂ©rĂ© comme une thĂ©orie sans valeur scientifique. Cependant, malgrĂ© les protestations des milieux scientifiques, il est enseignĂ© depuis quelques annĂ©es de pair avec la doctrine classique nĂ©o-darwinienne de l’Ă©volution dans de nombreux Ă©tats. Ainsi, en 2005, lâĂ©tat du Kansas alla jusquâĂ accorder Ă lâenseignement du crĂ©ationnisme, un temps Ă©gal Ă celui du Darwinisme dans les Ă©coles, afin que « les enfants puissent se faire une idĂ©e par eux-mĂȘmes de la rĂ©alitĂ© des choses dans la confrontation des points de vue ». En rĂ©action Ă cette mesure, Bobby Henderson fonda la mĂȘme annĂ©e sa propre Ă©glise et rĂ©clama au comitĂ© un temps dâenseignement Ă©gal pour ses propres alternatives voulant que le monde ait Ă©tĂ© créé par un ĂȘtre invisible et omniscient : le Monstre en Spaghettis Volant. TrĂšs populaire sur internet, le pastafarisme est gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ© comme une plaisanterie, faisant oublier son objectif premier : dĂ©noncer la tolĂ©rance Ă©ducative Ă lâĂ©gard du crĂ©ationnisme et du « dessein intelligent » [voir l’article Le pastafarisme sur le Site de Melmothia].
Dans la perspective de Teilhard de Chardin, ce dessein intelligent se fait dans le sens dâune complexification des structures, depuis les organismes monocellulaires jusquâĂ la complexe machinerie humaine. Ă un certain niveau dâĂ©volution serait apparu le phĂ©nomĂšne de la conscience individuelle devant se prolonger, toujours selon Teilhard de Chardin par une totalisation planĂ©taire de la conscience humaine : la « noosphĂšre ». ParallĂšlement, lâunivers suivrait une dynamique de « noogĂ©nĂšse », Ă©voluant depuis le point « Alpha », sa crĂ©ation, jusquâĂ un point « Omega », une fin des temps heureuse, signant la rĂ©conciliation avec Dieu.
3 / Dessein assisté par ordinateur
« En son fourmillement d’Ăąmes, dont chacune rĂ©sume un monde, l’HumanitĂ© est l’amorce d’un Esprit supĂ©rieur. »
Pierre Teilhard de Chardin.
Le terme « noosphĂšre », empruntĂ© au gĂ©ologue Vladimir Vernadsky, dĂ©signe chez Teilhard de Chardin une enveloppe invisible censĂ©e recouvrir la terre et contenant toutes les pensĂ©es des humains : « lâavĂšnement de lâhomme marque un palier entiĂšrement original, Ă©crit Jean Piveteau, dâune importance Ă©gale Ă ce que fut lâapparition de la vie, et que lâon peut dĂ©finir comme lâĂ©tablissement sur la planĂšte, dâune sphĂšre pensante, surimposĂ©e Ă la biosphĂšre, la noosphĂšre ».
Revenue rĂ©cemment Ă la mode grĂące au dĂ©veloppement des nouvelles technologies de communication, la notion de noosphĂšre est dĂ©sormais utilisĂ©e Ă tort et Ă travers. Dans la mouvance New Age, elle sera ainsi rapprochĂ©e de celle d’Annales Akashiques, qui selon Edgar Cayce et dâautres, correspondent Ă la mĂ©moire de l’Univers. Plus souvent le concept est corrĂ©lĂ© avec lâinvention dâinternet, au point dâen devenir parfois synonyme, la toile Ă©tant envisagĂ©e comme un grand « systĂšme nerveux » vĂ©hiculant une Ă©norme quantitĂ© d’informations accessible Ă l’humanitĂ© tout entiĂšre. Teilhard de Chardin sera donc parfois classĂ© parmi les penseurs ou les prĂ©curseurs du Web, un anachronisme qui implique dâextraire la noosphĂšre de son contexte mystique pour la rĂ©duire Ă une mĂ©taphore.
Ă moins de postuler, comme le fait JosĂ© ArgĂŒelles une dimension spirituelle aux nouvelles technologies. Cet auteur, Ă lâorigine du Mayanisme, une mouvance New Age millĂ©nariste dont je pense tout le mal possible, affirme que la « technosphĂšre » est un passage obligĂ© pour passer de la biosphĂšre Ă la noosphĂšre. GrĂące Ă une prophĂ©tie reçue tĂ©lĂ©pathiquement dâun gourou dĂ©sincarnĂ©, lâayant conduit Ă une interprĂ©tation personnelle du calendrier maya ainsi du Yi-king, et surtout aprĂšs avoir absorbĂ© beaucoup de LSD dans les annĂ©es 60, JosĂ© ArguĂ«lles en a conclu quâInternet allait permettre Ă l’humanitĂ© de se mettre sur la mĂȘme frĂ©quence vibratoire et de dĂ©velopper des pouvoirs supra-psychiques. Il qualifie ce stade de « Supramental », une terminologie inspirĂ©e des Ćuvres de Sri Aurobindo, le mayamisme ne se gĂȘnant pas pour piocher dans lâassiette du voisin. Dans Manifesto for the Noosphere : The Next Stage in the Ăvolution of Human Consciousness, notre gourou branchĂ© sur le cosmos prĂ©dit que la noosphĂšre sera entiĂšrement accessible le 21 dĂ©cembre 2012, mais prĂ©cise que ce saut Ă©volutif ne saura se faire sans une prise de conscience collective. Autrement dit : vous voilĂ avertis, si la date butoir du calendrier maya ne nous conduit pas tous Ă lâillumination, câest de votre faute.
Plus sur le sujet :
Teilhard de Chardin : Le Saint Dessein, Melmothia, 2011. Version modifiĂ©e dâun article rĂ©digĂ© pour le compte du site de Syfy Universal.
Illustration : Le singe de Darwin. Le nom « Darwin » est écrit en hébreu sur le livre. Photographie par Okedem, 2007. Okedem [Public domain], via Wikimedia Commons