Les chinoiseries d’Isis

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Les chinoiseries d’Isis de Turberville Needham par Spartakus FreeMann.

Turberville Needham et la controverse de Turin.

Durant mes recherches sur les alphabets Ă  lunettes, je suis tombĂ© sur une Ă©trange affaire – un peu dans le ton des dĂ©bats scientifiques sur l’alphabet de Glozel ou l’homme de Fenwick.

En 1761, John Needham, un prĂȘtre et physicien anglais, dĂ©couvrit un buste d’Isis, gravĂ© de caractĂšres a priori Ă©gyptiens, conservĂ© Ă  Turin dans le cabinet du roi de Sardaigne. Ce buste avait Ă©tĂ© « apportĂ© de Rome Ă  Venise du tems des Gots, avec la Table isiaque Â» (Lettre de Dutens Ă  Needham). AprĂšs l’avoir Ă©tudiĂ©, ayant constatĂ© que les caractĂšres n’étaient pas franchement Ă©gyptiens, il se convainquit qu’il agissait en fait d’idĂ©ogrammes chinois. Cette dĂ©couverte fut publiĂ©e sous la forme d’un petit livret en latin, De inscriptione quadam Ægyptiaca Taurini inventa et characteribus Ægyptiis (Rome, 1761), qui circula dans toute l’Europe et commença Ă  diviser les savants de l’époque.

La Chine fille de l’Egypte ?

Pour comprendre la conviction de notre savant anglais, il faut revenir sur les travaux du pĂšre Athanasius Kircher (Oedipus aegyptiacus et Prodromus Coptus, chapitre III), pour qui la Chine Ă©tait « alteram aegypti faciem Â» ; de Huet, dans son Histoire du commerce et de la navigation des anciens ; puis de Dortous de Mairan, auteur des Lettres de M. de Mairan, au R. P. Parrenin, missionnaire de la Compagnie de JĂ©sus Ă  PĂ©kin. Contenant diverses Questions sur la Chine [avec des extraits des lettres du P. Parrenin], ces auteurs semblant ĂȘtre les premiers Ă  avoir Ă©mis l’hypothĂšse que la Chine avait pu ĂȘtre une colonie Ă©gyptienne.

Les Ɠuvres de Diodore de Sicile avaient en effet persuadĂ©s certains lecteurs que les dieux Ă©gyptiens n’avaient pas seulement apportĂ© la civilisation aux riverains du Nil, mais qu’ils l’avaient rĂ©pandu dans le monde entier. Ainsi, sur une colonne Ă©levĂ©e Ă  Osiris, on lisait, d’aprĂšs Diodore de Sicile, l’inscription suivante, en caractĂšres sacrĂ©s : « Je suis le roi Osiris, qui, Ă  la tĂȘte d’une expĂ©dition, ai parcouru toute la terre jusqu’aux lieux inhabitĂ©s des Indes et aux rĂ©gions inclinĂ©es vers l’Ourse, jusqu’aux sources de l’Ister, et de lĂ  dans d’autres contrĂ©es jusqu’Ă  l’OcĂ©an… Il n’y a pas un endroit de la terre que je n’aie visitĂ©, prodiguant Ă  tous mes bienfaits Â» (Diodore, I, 13-20). Cette allusion Ă  la civilisation du monde par le Dieu Osiris ne pourrait-elle ĂȘtre un symbole, une transposition mythologique de l’influence que des colons partis d’Égypte avaient pu exercer sur les peuples Ă©trangers, jusqu’en Chine ?

Huet pensait que « si toute la Nation des Indiens & des Chinois n’est pas descendue des Egyptiens, elle l’est du moins en la plus grande partie Â» (Histoire du commerce). On retrouverait chez les chinois des traces significatives de leur origine et une grande conformitĂ© de leurs coutumes avec celles des Egyptiens, un double Ă©criture hiĂ©roglyphique & profane, et mĂȘme des affinitĂ©s entre leurs langues…

Cette hypothĂšse fut immĂ©diatement combattue par le P. Parrenin dans une lettre du 18 septembre 1735 :

« Venons maintenant au parallĂšle des Egyptiens & des Chinois, fondĂ© sur les mƓurs & les coutumes des deux nations, que vous continuez de supposer d’une maniĂšre trĂšs-claire & trĂšs-plausible. Des traits si ressemblans et particuliers vous donnent, Ă  ce que vous dites, du penchant Ă  leur attribuer une commune origine. Je vous avouerai franchement, Monsieur, que toutes vos ressemblances me portent seulement Ă  juger que ces deux anciens peuples ont puisĂ© dans la mĂȘme source, leurs coutumes, leurs sciences et leurs arts, sans que l’un soit un dĂ©tachement ou une colonie de l’autre. Tout prĂȘche l’antiquitĂ© Ă  la Chine, & une antiquitĂ© si bien Ă©tablie, qu’il n’est pas concevable que les Egyptiens, dans leurs commencemens, aient Ă©tĂ© en Ă©tat de lever de grandes armĂ©es, de traverser des pays immenses, et de peupler un grand Royaume Â» (Parrenin in Lettres Ă©difiantes et curieuses, tome 22, 1735).

M. de Guignes, de l’AcadĂ©mie des belles-lettres, reprit cette thĂ©orie pour son compte et la dĂ©veloppa dans une brochure qui fit beaucoup de bruit (MĂ©moire dans lequel on prouve, que les Chinois sont une colonie Ă©gyptienne. Lu dans l’AssemblĂ©e publique de l’AcadĂ©mie Royale des Inscriptions & Belles-lettres, le 14 Novembre 1758). Selon lui, il ne faisait aucun doute que les hiĂ©roglyphes chinois prenaient leur source dans ceux de l’Egypte :

« Il s’agit encore de dĂ©pouiller tous les caractĂšres hiĂ©roglyphiques et symboliques chinois, de les ranger par classes, de les rapprocher des hiĂ©roglyphes et des symboles gravĂ©s sur les obĂ©lisques et sur les autres monuments d’Egypte Â» (MĂ©moire).

Selon de Guignes, l’étude des caractĂšres chinois pourrait permettre le dĂ©chiffrement des hiĂ©roglyphes Ă©gyptiens – rappelons qu’à cette Ă©poque, ceux-ci n’avaient pas encore Ă©tĂ© dĂ©cryptĂ©s par Champollion grĂące Ă  la Pierre de Rosette.

« Le MĂ©moire que je publie, n’est que le prĂ©cis de celui que j’ai lu Ă  l’AcadĂ©mie, qui est beaucoup plus Ă©tendu ; dans lequel, aprĂšs avoir examinĂ© l’origine des Lettres PhĂ©niciennes, HĂ©braĂŻques, Ethiopiennes & Arabes, je prouve plus en dĂ©tail que les caractĂšres Chinois, ne sont que des espĂšces de Monogrammes formĂ©s de trois Lettres PhĂ©niciennes; & que la lecture qui en rĂ©sulte, produit des sons PhĂ©niciens ou Egyptiens. J’y rapporte un grand nombre de preuves que je supprime dans ce prĂ©cis. J’en ai trouvĂ© depuis beaucoup d’autres qui font de la derniĂšre Ă©vidence. Telles font les pronoms & les particules qui servent Ă  distinguer le pluriel d’avec le singulier, & tout ce qui constitue la Grammaire Chinoise. Tous ces mots sont encore les mĂȘmes que ceux qui sont employĂ©s dans la Langue PhĂ©nicienne & dans celle des Cophtes, qui est un dĂ©bris de l’ancienne langue Egyptienne. Mais je rĂ©serve toutes ces preuves, soit pour les MĂ©moires de l’AcadĂ©mie, soit pour un Ouvrage particulier que je me propose de faire, & dans lequel  aprĂšs avoir donnĂ© les principes & comme le rudiment des caractĂšres Chinois, regardĂ©s comme caractĂšres Egyptiens, j’appliquerai toute l’histoire ancienne de la Chine Ă  celle de l’Egypte. J’avoue que ce que je propose ici paraĂźtra singulier. C’est un sentiment que j’ai Ă©tĂ© forcĂ© d’embrasser, convaincu par la nature des preuves qui se sont offertes en foule. Plusieurs sçavans ont dit avant moi, que les Chinois Ă©toient une colonie d’Egyptiens. M. Huet en particulier, qui a proposĂ© cette conjecture dans son Histoire du Commerce & de la Navigation des Anciens, a cru que les grandes conquĂȘtes d’Osiris & de Sesostris avoient fait passer dans l’Inde & dans la Chine beaucoup d’Egyptiens. II s’est fondĂ© fur une certaine conformitĂ© que l’on apperçoit entre les usages des Egyptiens & ceux des Chinois. Quelques sçavans Anglois Ă©galement frappĂ©s de cette conformitĂ©, ont adoptĂ© le mĂȘme sentiment; mais ils ont avancĂ© en mĂȘme temps que les Egyptiens venoient au contraire des Chinois, & que NoĂ«, aprĂšs le dĂ©luge, s’Ă©toit retirĂ© Ă  la Chine, qui Ă©toie devenue le berceau des arts & des sciences : mais toutes ces conjectures pour lesquelles on ne pouvoit apporter de preuves solides, Ă©toient restĂ©es dans l’obscuritĂ© Â».

« Je fus frappĂ© tout-Ă -coup d’apercevoir une Figure (Chinoise) qui ressembloit Ă  une Lettre PhĂ©nicienne. Je m’attachai uniquement Ă  ce rapport : je le suivis & je fus Ă©tonnĂ© de la foule de preuves qui se prĂ©sentoient Ă  moi… Je fus alors convaincu que les CaractĂšres, les Lois et la forme du Gouvernement, le Souverain, les MiniĂšres mimes qui gouvernoient sous lui, & l’Empire entier Ă©toit Egyptien ; et que toute l’ancienne Histoire de la Chine n’Ă©toit autre chose que l’Histoire d’Egypte qu’on a mise Ă  la tĂȘte de celle de la Chine… Je trouvai encore les CaractĂšres qui ont donnĂ© naissance Ă  ceux des HĂ©breux, des Arabes, des Syriens, des Ethyopiens et des PhĂ©niciens : c’est-Ă -dire, les premiers CaractĂšres du Monde, & une grande partie de la Langue PhĂ©nicienne Â» (MĂ©moire dans lequel on prouve, que les Chinois sont une colonie Ă©gyptienne).

Des Hauterayes y répondit. De Guignes défendit de nouveau sa thÚse dans Réponse de M. de Guignes, aux Doutes proposés par M. Deshauterayes, sur la Dissertation qui a pour titre : Mémoire dans lequel on prouve que les Chinois sont une Colonie Egyptienne (A Paris, Chez Michel Lambert), mais sans grand succÚs.

La Statue d’Isis de Turin.

Needham, instruit des connaissances de son temps, avait Ă©tudiĂ© le systĂšme de M. de Guignes ; il demanda Ă  un Chinois, garde de la bibliothĂšque du Vatican, d’examiner les caractĂšres du buste de Turin et de vĂ©rifier si, par hasard, ils ne se trouvaient pas dans le dictionnaire chinois imprimĂ© Ă  PĂ©kin sous le rĂšgne de Kang-hi et dont s’était servi M. de Guignes. Sur la vingtaine de caractĂšres prĂ©sents sur le buste, un certain nombre, que le Chinois traduisit pour lui en latin, s’y retrouvait, ce qui acheva de le convaincre :

« Etant Ă  Turin en 1761, j’examinai, avec beaucoup d’attention, certaines piĂšces Egyptiennes qui s’y conservent dans le riche Cabinet de S. M. le Roi de Sardaigne. Il me vint alors Ă  l’esprit d’avoir une esquisse d’un ancien Buste d’Isis, portant sur le front, sur les joues, & sur la poitrine, plusieurs caractĂšres inconnus. Je crus entrevoir dans ces caractĂšres une ressemblance trĂšs-sensible, tant pour la forme, que pour la disposition, avec les CaractĂšres Chinois, & j’eus soin d’en faire tirer une copie fidĂšle (voyez la planche premiĂšre Ă  la fin de l’Avis prĂ©liminaire.) M. Alberti, Professeur Ă  l’AcadĂ©mie Royale des Fortifications & trĂšs-habile Dessinateur, voulut bien, Ă  ma rĂ©quisition, faire une esquisse du Buste, que l’on avoit jusqu’alors reconnu pour ĂȘtre celui de la DĂ©esse Isis, & une copie des CaractĂšres qui y sont inscrits.

Cette mĂȘme annĂ©e, Ă©tant arrivĂ© Ă  Rome, j’employai aussitĂŽt un Chinois, nĂ© Ă  PĂ©kin & attachĂ© Ă  la BibliothĂšque du Vatican, Ă  rechercher si les CaractĂšres inscrits sur ce Buste Ă©toient connus dans sa Patrie, & s’il n’y avoit pas moyen de le prouver par les diffĂ©rens Dictionnaires Chinois, qui se trouvent dans cette riche BibliothĂšque. Pendant cette recherche, je m’appliquai de mon cĂŽtĂ©, avec une assiduitĂ© constante, Ă  copier moi-mĂȘme & Ă  faire copier par mes amis, un grand nombre de diffĂ©rens CaractĂšres qui se trouvent Ă  Rome sur des ObĂ©lisques & autres monumens indubitables d’Egypte; afin de fournir nouvelle matiĂšre de travail Ă  l’interprĂȘte Chinois, en cas que nos premiĂšres recherches sur les CaractĂšres d’Egypte eussent Ă©tĂ© heureuses, & de prĂ©venir les doutes qu’on auroit pu former contre l’antiquitĂ© ou la vraie origine du Buste ; en accumulant des preuves nullement Ă©quivoques, tirĂ©es des autres monumens incontestables du Pays. Le certificat suivant, qui me fut donnĂ© par tout ce qu’il y avoit alors de plus distinguĂ© parmi les Ă©trangers & les Savans Ă  Rome, contient le rĂ©sultat de nos recherches aprĂšs plusieurs mois de travail. J’en conserve encore l’original, qui a Ă©tĂ© vu par presque tous nos gens de Lettres de la ville de Londres Â».

M. Bartoli, le conservateur des antiquitĂ©s de Turin, jeta des soupçons sur l’origine et la datation du buste et se refusa Ă  reconnaĂźtre que les caractĂšres du buste de Turin se retrouvaient dans le dictionnaire chinois conservĂ© au Vatican. Son jugement fut sans appel, le monument de Turin n’avait rien de chinois : « ou je suis bien trompĂ©, dit-il, qui les comparera (les caractĂšres chinois) avec les symboles de l’Isis, y trouvera autant de diffĂ©rence qu’entre une page d’arabe et une de tartare Â». Il en communiqua la description Ă  des Chinois qui abondĂšrent dans son sens : jamais ils n’avaient vu une Ă©criture qui ressemblĂąt de prĂšs ou de loin Ă  ces caractĂšres. Finalement, il fait observer Ă  Needham que la plupart des ressemblances qu’il croyait avoir dĂ©couvertes Ă©taient l’effet du pur hasard et fustigea son ignorance presque totale de la langue et de l’écriture chinoise.

Needham rĂ©pondit par quelques communications aux Belles-lettres, continuant de dĂ©fendre son hypothĂšse et ses dĂ©couvertes. Il envoya son travail aux Missionnaires de PĂ©kin. Le pĂšre Cibot fut chargĂ© d’étudier la question ; la rĂ©ponse qu’il reçut fut loin d’ĂȘtre aussi intransigeante que celle de sinologues (comme, par exemple l’abbĂ© Grosier). Elle est mĂȘme assez conciliante et apporte de l’eau au moulin de l’origine Ă©gyptienne des Chinois :

« Je suppose, disait-il, comme un fait qu’il serait difficile de nier, que les Chinois subsistoient en corps de nation dĂšs les temps des grandes Ă©migrations qui suivirent la confusion des langues. L’antiquitĂ© des Égyptiens date de la mĂȘme Ă©poque ; par lĂ  il est naturel de croire que ces deux grands peuples ont quittĂ© Ă  peu prĂšs en mĂȘme temps les plaines de Sennaar, l’un pour venir au fond de l’Asie orientale, l’autre pour aller habiter ces vastes campagnes de l’Afrique qu’arrose le Nil. Si les savants vouloient dĂ©cider quand a commencĂ© l’écriture, soit avant, soit aprĂšs la dispersion des enfants de NoĂ©, ils trancheroient bien des difficultĂ©s ; en effet, si elle est postĂ©rieure Ă  cette sĂ©paration des grandes familles qui ont repeuplĂ© l’univers, si chaque nation a inventĂ© la sienne, les Chinois n’auront plus rien de commun avec les Égyptiens, et il seroit inutile de chercher Ă  expliquer les hiĂ©roglyphes des uns par les caractĂšres des autres, vu surtout qu’ils habitoient des climats si Ă©loignĂ©s et qu’on n’a pas le moindre indice qu’il y ait eu aucun commerce entre ces deux grands peuples, dans les temps si reculĂ©s des obĂ©lisques de ThĂšbes et d’HĂ©liopolis. Dans la supposition, au contraire, que les lettres aient Ă©tĂ© inventĂ©es avant le dĂ©luge et conservĂ©es par les enfants de NoĂ© Ă  leurs descendants, il est croyable que les Chinois et les Égyptiens ayant puisĂ© Ă  la mĂȘme source, il doit y avoir eu longtemps bien de la ressemblance entre la maniĂšre d’écrire des uns et des autres. Cette seconde supposition a bien des avantages sur l’autre du cĂŽtĂ© de la probabilitĂ© et de la vraisemblance et on en conclut fort bien qu’en comparant aujourd’hui les hiĂ©roglyphes d’Égypte avec les caractĂšres chinois, on peut espĂ©rer d’expliquer les uns par les autres Â».

Cibot, Mémoires, page 278

Les « hiĂ©roglyphes Â» chinois


Venons-en Ă  prĂ©sent Ă  l’examen de ces caractĂšres chinois dans lesquels Needham a voulu voir une origine Ă©gyptienne.

Les chinoiseries d'Isis de Turberville Needham par Spartakus FreeMann Buste d'Isis de Turin
Figure 1 – Dessin du buste d’Isis insĂ©rĂ© dans la communication de Needham

Voici le dĂ©tail des caractĂšres, leur correspondance livrĂ©e par Needham avec les caractĂšres chinois et leur traduction :

Les chinoiseries d'Isis de Turberville Needham par Spartakus FreeMann Explications de Needham

Bartoli a lui-mĂȘme rĂ©alisĂ© une esquisse des caractĂšres qu’il a prĂ©sentĂ© dans sa Lettera prima oĂč il exposait ses critiques Ă  l’encontre de Needham :

Détail des caractÚres donné par Bartoli

Il est Ă©vident, mĂȘme pour l’amateur que nous sommes, que ces caractĂšres ne peuvent que difficilement s’apparenter au chinois, ou mĂȘme Ă  l’écriture hiĂ©roglyphique de l’ancienne Egypte.

Sir W. Jones fait rĂ©fĂ©rence aux caractĂšres prĂ©sents sur le buste d’Isis de Turin dans l’Asiatic Researches, ii, 373 : « Comme pour la table et le buste d’Isis, ils semblent aujourd’hui laissĂ©s pour des faux ; mais mĂȘme s’ils s’avĂ©raient indubitablement vĂ©ritables, ils n’apporteraient rien, car les lettres sur ce buste ont Ă©tĂ© tracĂ©es de maniĂšre alphabĂ©tique ; et  le graveur des lettres (si elles furent gravĂ©es en Europe) fut particuliĂšrement chanceux, car deux ou trois d’entre elles sont exactement identiques Ă  ceux d’un pilier de mĂ©tal situĂ© en Indes » (ajoutons que parmi les figures sur le cĂŽtĂ© gauche de la poitrine, on trouve la premiĂšre lettre de l’alphabet phĂ©nicien reprĂ©sentĂ© deux fois) Â».

Simonia Assemani, l’un des spĂ©cialistes de l’Orient et auteur de la Bibliotheca Orientalis, rĂ©futa leur origine chinoise, de mĂȘme qu’égyptienne, et conclut dĂ©finitivement : Â« il demeure donc que les caractĂšres du buste de Turin sont des signes astronomiques modernes reprĂ©sentant les sept planĂštes ou les douze signes du Zodiac – tirĂ©s de divers manuscrits et consignĂ©s par Du Cange Ă  la fin de son Gloss. Med. Et Infim. Graecitatis et par Montfaucon dans sa Paleographia Graeca (p. 289, 289, 376) – et des signes magiques Â». Nous donnons ici quelques extraits de ces passages citĂ©s.

Montfaucon Paleographia Graeca

Notons enfin qu’à la mĂȘme Ă©poque d’autres exemples – non de bustes mais de statues en pieds – avaient Ă©tĂ© recensĂ©s par le comte de Caylus dans son Recueil d’antiquitĂ©s et par Paul PĂ©tau dans son Recueil d’estampes d’antiquitĂ©s. Poinsinet de Sivry, dans ses Nouvelles recherches sur la science des mĂ©dailles, inscriptions et hiĂ©roglyphes antiques, abonde dans le sens de Needham, en justifiant l’authenticitĂ© des caractĂšres par leur ressemblance avec ceux des recueils citĂ©s ci-avant. 

Poinsinet de Sivry, dans ses Nouvelles recherches sur la science des médailles, inscriptions et hiéroglyphes antiques
Les chinoiseries d'Isis de Turberville Needham par Spartakus FreeMann

Supercherie ?

« Je crois donc que cette tĂȘte, faite d’une pierre molle du genre des ardoises, nommĂ©e Bardiglio, doit ĂȘtre regardĂ©e comme une supercherie Â» (Johann Joachim Winckelmann, Gottfried Sellius, Histoire De L’Art Chez Les Anciens).

M. Montaigu rapporta au marquis Guasco, qu’on lui avait assurĂ© que cette tĂȘte, supposĂ©e d’Isis, Ă©tait faite d’une pierre noirĂątre qu’on trouve en PiĂ©mont (Voir De l’usage des statues, page 296).

Antoine Court de GĂ©belin entra dans la controverse dans son Monde Primitif, puis par le biais d’une lettre en rĂ©ponse Ă  une attaque anonyme contre son ouvrage : « Les recherches sur les Lettres PhĂ©niciennes parurent. M. de Guignes se proposoit alors de travailler sur la maniere dont les Lettres AlphabĂ©tiques avoient pu ĂȘtre formĂ©es. Il avoit devant lui l’Alphabet des Lettres PhĂ©niciennes. Pour se dĂ©lasser, il s’avise de jeter les yeux sur un Dictionnaire Chinois qui contient la forme des CaractĂšres antiques. C’est dans cet heureux moment de dĂ©lassement que la ressemblance d’une seule Figure Chinoise, Ă  une seule Lettre PhĂ©nicienne, devient pour M. de Guignes la dĂ©monstration la plus satisfaisante et la plus lumineuse d’une foule de vĂ©ritĂ©s Â».

« Les Chinois ont deux sortes de caractĂšres, les anciens et les modernes, qui viennent Ă  la vĂ©ritĂ© des premiers, mais qui ont Ă©prouvĂ© de grandes altĂ©rations. Les uns et les autres se trouvent confondus dans les dictionnaires des Chinois, et il faut savoir la langue pour les distinguer. Les caractĂšres modernes sont Ă  peu prĂšs du temps de JĂ©sus-Christ, et comme la communication des deux peuples est fort antĂ©rieure Ă  cette Ă©poque, c’est manquer le but que de rapprocher les hiĂ©roglyphes Ă©gyptiens des caractĂšres modernes des Chinois, et voilĂ  le procĂ©dĂ© ordinaire de M. Needham. Le hasard l’a fait quelquefois tomber sur un caractĂšre ancien, et souvent dĂ©jĂ  recueilli par M. de Guignes; mais le plus souvent il se sert des caractĂšres nouveaux, et de lĂ  ne peuvent rĂ©sulter que des parallĂšles malheureux et des consĂ©quences erronĂ©es. Les carrĂ©s , les cercles, les triangles, les lignes droites, toutes les figures simples pourront se rencontrer Ă©galement sur les obĂ©lisques et parmi les caractĂšres modernes des Chinois, sans qu’on en puisse rien conclure, parce que ces figures se prĂ©sentent partout. M. Needham se retranche sur les hiĂ©roglyphes composĂ©s, et il prĂ©tend qu’ils doivent servir de piĂšces de comparaison toutes les fois qu’on les voit dans les monumens des Égyptiens et des Chinois. Cela peut arriver, sans doute; mais il peut se faire aussi qu’un hiĂ©roglyphe chinois, Ă  force de s’altĂ©rer et de se corrompre, parvienne Ă  ressembler Ă  un hiĂ©roglyphe Ă©gyptien.

Les caractĂšres dont le buste est couvert ne se trouvant que sur ce monument, on ne peut les attribuer aux anciens Egyptiens qu’aprĂšs que M. Needham nous les aura montrĂ©s dans le dictionnaire chinois (Tching-tsee-Tong»

(Lettres de J.J. Barthelemy au comte de Saluces, 1823).

Grimm, dans sa cĂ©lĂšbre Correspondance avec Diderot, accable de sarcasmes les tenants de l’origine Ă©gyptienne des idĂ©ogrammes chinois : Huet, de Guignes, Needham et de Mairan.

Voltaire lui-mĂȘme entra dans la danse et conclut lapidairement que : « il n’y a pas plus de parentĂ© entre les Chinois et les Égyptiens qu’entre les Allemands et les Hurons ; que, s’il y a quelque analogie entre la religion de l’Inde et celle de l’Egypte, il se pourrait bien que les prĂȘtres des deux peuples eussent Ă©tĂ© Ă©galement ridicules, sans rien imiter les uns des autres Â» (Fragments historiques sur l’Inde, art. VI et XXXV).

« Cette puĂ©rile idĂ©e que les Égyptiens allĂšrent enseigner aux Chinois Ă  lire et Ă  Ă©crire vient de se renouveler encore ; et par qui? par ce mĂȘme jĂ©suite Needham qui croyait avoir fait des anguilles avec du jus de mouton et du seigle ergotĂ©. Il induisit en erreur de grands philosophes ; ceux-ci trouvĂšrent, par leurs calculs, que si de mauvais seigle produisait des anguilles, de beau froment produirait infailliblement des hommes.

Le jĂ©suite Needham, qui connaĂźt tous les dialectes Ă©gyptiens et chinois comme il connaĂźt la nature, vient de faire encore un petit livre pour rĂ©pĂ©ter que les Chinois descendent des Égyptiens comme les Persans descendent de PersĂ©e, les Français de Francus, et les Bretons de Britannicus.

AprĂšs tout, ces inepties, qui dans notre siĂšcle sont parvenues au dernier excĂšs, ne font aucun mal Ă  la sociĂ©tĂ©. Â»

(Fragments historiques sur l’Inde, art. VI et XXXV).

De Pauw Ă©crivit ses Recherches philosophiques sur les Égyptiens et les Chinois afin de rĂ©futer Ă©galement le paradoxe de l’origine Ă©gyptienne des Chinois (PrĂ©face, p. 14 et suiv.) :

« Quant Ă  la communication, Ă©crit-il, qu’on suppose avoir existĂ© entre la Chine et l’Égypte, on se convaincra par la lecture de cet ouvrage que jamais supposition ne fut moins fondĂ©e Â».

Le cardinal Albani Ă  qui l’on montra une partie du buste, donna son avis : « je confirme que je ne peux trouver dans le buste de Turin, ni la confirmation des caractĂ©ristiques propres aux tĂȘtes Ă©gyptiennes, ni du style de leurs sculpteurs, ces deux points diffĂ©rant totalement des monuments et des statues d’Egypte ; et, selon le dessin qui m’a Ă©tĂ© envoyĂ©, je ne peux voir dans ce buste quelque chose d’égyptien. Je tiens les caractĂšres pour ce qu’ils sont : ils me semblent de nature magique comme ceux que l’on trouve sur certaines pierres portant le nom d’Abrasax Â».

Le caractĂšre Ă©gyptien du buste lui-mĂȘme sera finalement remis en cause par des savants comme Winkleman : « Il existe une troisiĂšme sorte de figures, gĂ©nĂ©ralement appelĂ©es Ă©gyptiennes, et qui ne sont rien d’autres que des imitations de l’antique Egypte
 Le buste de Turin ne peut ĂȘtre rattachĂ© Ă  l’une de ces trois classes de figures. Pour ma part, j’estime qu’il s’agit d’une imposture moderne Â».

Au dĂ©but du 19e siĂšcle, l’« affaire de Turin Â» s’éteignit d’elle-mĂȘme aprĂšs la mort de Needham. Champollion aura l’occasion, lors d’une visite dans le musĂ©e des antiquitĂ©s de la ville, d’examiner le buste d’Isis :

« Le hasard me fit rencontrer un employĂ© du MusĂ©e : j’acceptai son offre et je visitai cette collection. Je saluai une ancienne connaissance, la Table Isiaque, et ne trouvai dans les morceaux Égyptiens que des drogues, telles que le fameux buste d’Isis couvert de caractĂšres chinois, — celui sur lequel le chevalier Needham a publiĂ© un in-4° que nous avons. J’y ai copiĂ© un scarabĂ©e curieux, portant une lĂ©gende de RamsĂšs le Grand, chĂ©ri de Phtah et de Thoth Â» (Lettres de Champollion le Jeune, Turin, 8 juin 1824).

Conclusions ?

Nous avons essayĂ© de retrouver ce buste, en vain. Il semble encore demeurer Ă  ce jour au MusĂ©e des antiquitĂ©s Ă©gyptiennes de Turin, mais il s’avĂšre que seule la tĂȘte subsiste, ainsi que cela apparaĂźt sur la seule photo moderne que nous ayons pu dĂ©couvrir.

buste d'Isis aujourd'hui

Il est considĂ©rĂ© comme un faux manifeste du 16e ou du 17e siĂšcle et c’est probablement le cas, mais cela n’a, semblerait-il, jamais Ă©tĂ© prouvĂ© ; par contre les sinologues et Ă©gyptologues du 19e siĂšcle ont fini par Ă©tablir que les deux systĂšmes d’écriture Ă©taient bien diffĂ©rents et possĂ©daient chacun leur propre origine et Ă©volution.

Alors, arnaque intellectuelle, quĂȘte de la langue originelle ou simple erreur humaine ? Un peu de tout cela et autre chose. A une Ă©poque oĂč tout restait Ă  faire dans le dĂ©chiffrement des hiĂ©roglyphes, le postulat (dĂ©fendu par Kircher, les thĂ©ologiens, mais Ă©galement par certains savants) d’une langue originelle s’étant ramifiĂ©e pouvait laisser supposer une origine Ă©gyptienne au chinois. Ce qui nous semble aujourd’hui stupide ou aventureux Ă©tait, pour Needham et d’autres, une façon d’avancer dans la comprĂ©hension du monde.

Il resterait Ă  percer le mystĂšre – s’il existe – des caractĂšres : alchimiques ? astrologiques ? hermĂ©tiques ? Ou simple lubie de sculpteur ?

Les chinoiseries d’Isis de Turberville Needham par Spartakus FreeMann, octobre 2011 – janvier 2012 e.v.

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