Sufrah Géomancien, par Marcel Schwob.
Le conte ci-dessous est extrait du recueil Vies Imaginaires de Marcel Schwob (1867-1905) que lui-mĂȘme prĂ©sente comme des rĂ©cits de la « vie de certains poĂštes, dieux, assassins et pirates ainsi que de plusieurs princesses et dames galantes⊠». Ces textes sont parus dans Le Journal Ă partir de juillet 1894, puis regroupĂ©s en un volume deux ans plus tard. Lâhistoire de Sufrah, gĂ©omancien est la huitiĂšme du recueil :
Lâhistoire dâAladdin conte par erreur que le magicien africain fut empoisonnĂ© dans son palais et quâon jeta son corps noirci et craquelĂ© par la force de la drogue aux chiens et aux chats ; il est vrai que son frĂšre fut déçu par cette apparence et se fit poignarder, ayant revĂȘtu la robe de la sainte Fatima ; mais il est certain nĂ©anmoins que le Moghrabi Sufrah (car câĂ©tait le nom du magicien) sâendormit seulement par la toute-puissance du narcotique, et sâĂ©chappa de lâune des vingt-quatre fenĂȘtres du grand salon, pendant quâAladdin embrassait tendrement la princesse.
Ă peine eut-il touchĂ© la terre, Ă©tant assez commodĂ©ment descendu le long dâun des tuyaux dâor par oĂč sâĂ©coulait lâeau de la grande terrasse, que le palais disparut, et Sufrah fut seul au milieu du sable du dĂ©sert. Il ne lui restait mĂȘme pas une des bouteilles du vin dâAfrique quâil Ă©tait allĂ© chercher Ă la cave sur la demande de la trompeuse princesse. DĂ©sespĂ©rĂ©, il sâassit sous le soleil ardent, et sachant bien que lâĂ©tendue de sable torride qui lâentourait Ă©tait infinie, il sâenroula la tĂȘte dans son manteau et attendit la mort. Il ne possĂ©dait plus aucun talisman ; il nâavait point de parfums pour faire des suffumigations ; pas mĂȘme une baguette dansante qui pĂ»t lui indiquer une source profondĂ©ment cachĂ©e, afin dâapaiser sa soif. La nuit arriva bleue et chaude, Mais qui calma un peu lâinflammation de ses yeux. Il eut lâidĂ©e alors de tracer sur le sable une figure de gĂ©omancie, et de demander sâil Ă©tait destinĂ© Ă pĂ©rit dans le dĂ©sert. Avec ses doigts il marqua les quatre grandes lignes, composĂ©es de points, qui sont placĂ©es sous lâinvocation du Feu, de lâEau, de la Terre et de lâAir, sur la gauche, et sur la droite, du Midi, de lâOrient, de lâOccident et du Septentrion. Et Ă lâextrĂ©mitĂ© de ces lignes, il collectionna les points pairs et impairs, afin dâen composer la premiĂšre figure. Ă sa joie il vit que câĂ©tait la figure de la Fortune Majeure, dâoĂč il suivait quâil sâĂ©chapperait du pĂ©ril, la premiĂšre figure devant ĂȘtre placĂ©e dans la premiĂšre maison dâastrologie, qui est la maison de celui qui demande. Et, dans la maison qui se nomme « CĆur du ciel », il retrouva la figure de la Fortune Majeure, ce qui lui montra quâil rĂ©ussirait et quâil serait glorieux. Mais dans la huitiĂšme maison, qui est la maison de la Mort, vint se placer la figure du Rouge, qui annonce le sang ou le feu, ce qui est de prĂ©sage sinistre. Lorsquâil eut dressĂ© les figures des douze maisons, il en tira deux tĂ©moins et de ceux-ci un juge, afin dâĂȘtre assurĂ© que son opĂ©ration Ă©tait justement calculĂ©e. La figure du juge fut celle de la Prison, dâoĂč il connut quâil trouverait la gloire, avec grand pĂ©ril, dans un lieu clos et secret.
AssurĂ© de ne pas mourir sur-le-champ, Sufrah se mit Ă rĂ©flĂ©chir. Il nâavait pas lâespoir de reconquĂ©rir la lampe, qui avait Ă©tĂ© transportĂ©e avec le palais dans le centre de la Chine. Cependant il songea que jamais il nâavait recherchĂ© quel Ă©tait le vĂ©ritable maĂźtre du talisman et lâancien possesseur du grand trĂ©sor et du jardin aux fruits prĂ©cieux. Une seconde figure de gĂ©omancie, quâil lut selon les lettres de lâalphabet, lui rĂ©vĂ©la les caractĂšres S.L.M.N., quâil traça sur le sable, et la dixiĂšme maison confirma que le maĂźtre de ces caractĂšres Ă©tait roi. Sufrah connut aussitĂŽt que la lampe merveilleuse avait fait partie du trĂ©sor du roi Salomon. Alors, il Ă©tudia attentivement tous les signes et la TĂȘte du Dragon lui indiqua ce quâil cherchait â car elle Ă©tait jointe par la Conjonction Ă la Figure du jeune Garçon, qui marque les richesses enfouies dans la terre, et Ă celle de la Prison, oĂč on peut lire la position des voĂ»tes fermĂ©es.
Et Sufrah battit des mains : car la figure de gĂ©omancie montrait que le corps du roi Salomon Ă©tait conservĂ© dans cette terre mĂȘme dâAfrique, et quâil portait encore au doigt son sceau tout-puissant qui donne lâimmortalitĂ© terrestre : si bien que le roi devait ĂȘtre endormi depuis des myriades dâannĂ©es. Sufrah, joyeux, attendit lâaube. Dans la demi-clartĂ© dâazur, il vit passer des Ba-da-ouĂŻ pillards, qui eurent pitiĂ© de sa dĂ©tresse, quand il les implora, et qui lui donnĂšrent un petit sac de dattes et une gourde pleine dâeau.
Sufrah se mit en marche vers le lieu dĂ©signĂ©. CâĂ©tait un endroit aride et pierreux, entre quatre montagnes nues, levĂ©es comme des doigts vers les quatre coins du ciel. LĂ il traça un cercle et prononça des paroles ; et la terre trembla et sâouvrit, et laissa voir une dalle de marbre avec un anneau de bronze. Sufrah saisit lâanneau et invoqua trois fois le nom de Salomon. AussitĂŽt la dalle se souleva, et Sufrah descendit par un escalier Ă©troit dans le souterrain.
Deux chiens de feu sâavancĂšrent hors de deux niches opposĂ©es et vomirent des flammes entrecroisĂ©es. Mais Sufrah prononça le nom magique, et les chiens grognants disparurent. Puis il trouva une porte de fer qui tourna silencieusement, dĂšs quâil lâeut touchĂ©e. Il passa le long dâun couloir creusĂ© dans du porphyre. Des candĂ©labres Ă sept branches brĂ»laient dâune lumiĂšre Ă©ternelle. Au fond du couloir, Ă©tait une salle carrĂ©e dont les murs Ă©taient de jaspe. Dans le centre, un brasier dâor jetait une riche lueur. Et sur un lit fait dâun seul diamant taillĂ©, et qui semblait un bloc de feu froid, Ă©tait Ă©tendue une forme vieille, Ă barbe blanche, le front ceint dâune couronne. PrĂšs du roi gisait un gracieux corps dessĂ©chĂ©, dont les mains se tendaient encore pour Ă©treindre les siennes ; mais la chaleur des baisers sâĂ©tait Ă©teinte. Et, sur la main pendante du roi Salomon, Sufrah vit briller le grand sceau.
Il sâapprocha sur ses genoux, et, rampant jusquâau lit, il souleva la main ridĂ©e, fit glisser lâanneau et le saisit.
AussitĂŽt sâaccomplit lâobscure prĂ©diction gĂ©omantique. Le sommeil dâimmortalitĂ© du roi Salomon fut rompu. En une seconde, son corps sâeffrita et se rĂ©duisit Ă une petite poignĂ©e dâossements blancs et polis que les dĂ©licates mains de la momie semblaient protĂ©ger encore. Mais Sufrah, terrassĂ© par le pouvoir de la figure du Rouge dans la maison de la Mort, Ă©ructa dans un flot vermeil tout le sang de sa vie et tomba dans lâassoupissement de lâimmortalitĂ© terrestre. Le sceau du roi Salomon au doigt, il sâallongea prĂšs du lit de diamant, prĂ©servĂ© de la corruption pendant des myriades dâannĂ©es, dans le lieu clos et secret quâil avait lu par la figure de la Prison. La porte de fer retomba sur le couloir de porphyre et les chiens de feu commencĂšrent Ă veiller le gĂ©omancien immortel.
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Sufrah GĂ©omancien. Conte extrait de lâouvrage Vies imaginaires, de Marcel Schwob, 1896.
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