Vers un individualisme spirituel ?

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Vers un individualisme spirituel ? Les débuts de la réception de Krishnamurti en France par Denis Andro.

Un messie défroqué

Le 31 décembre 1908, la théosophe Annie Besant (1847-1933) annonce la venue prochaine d’un Grand Instructeur de l’Humanité, en développant un thème messianique associé, notamment, à une réinterprétation du Bouddha du futur Maitreya. Le 11 janvier 1911, elle crée l’Ordre de l’Etoile d’Orient. Ce mouvement, qui se développe rapidement au sein de la Société Théosophique mais qui se présente comme distinct, professe la croyance en la venue de ce nouveau messie, et propose une morale et des actions humanitaires [1]. Le chef de l’Ordre de l’Etoile d’Orient est Jiddu Krishnamurti (1895-1986), un jeune Indien « découvert » (avec une nuance de clairvoyance occultiste) en 1910 sur une plage d’Adyar (siège de la Société Théosophique, en Inde) par le théosophe Charles W. Leadbeater (1854-1934) avec son frère Nityânanda (1898-1925). Annie Besant prend en charge l’éducation des garçons, les envoie en 1911 pour dix ans en Angleterre pour leurs études sous la direction des théosophes George Arundale (1878-1945) et C. Jinaradasa, après un passage en France, en même temps qu’elle affirme que Krishnamurti est le « véhicule » du prochain Grand Instructeur. Il est supposé être instruit par un Maître occulte, Kuthumi (cf Aux pieds du Maître). Lors de conférences faites à Adyar, en Hollande à Ommen, dans le domaine d’un château offert par un fidèle et qui devient le centre de ralliement de milliers de membres de l’Ordre de l’Etoile d’Orient lors de camps d’instruction, ou à Ojaï en Californie où il s’installe en 1922, Krishnamurti répondra à cette double attente (celle d’Annie Besant et celle des disciples): lors d’une conférence à Adyar, il passe du « nous» au « je »: « Je viens pour ceux qui ont besoin de sympathie, qui veulent le bonheur, qui souhaitent ardemment la libération » [2], endossant donc l’habit de messie; il connaît parfois (et ce toute sa vie) des manifestations physiques douloureuses (le « process ») qui peuvent être interprétées en ce sens, écrit divers ouvrages [3]. La mort de tuberculose de Nityânanda à Ojai en 1925 provoque en lui une profonde souffrance, mais l’introduit aussi à une expérience intérieure.

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Vers un individualisme spirituel ?

Cependant, en 1929, le phénomène se retourne de façon spectaculaire: Krishnamurti annonce le 3 août à Ommen devant 3000 adeptes la dissolution de l’Ordre de l’Etoile d’Orient, provoquant la stupeur. Commence alors une seconde vie de Krishnamurti, émancipé de la Société Théosophique dont il démissionne, de même qu’il s’éloigne des groupes qui en sont proches (comme l’Eglise catholique libérale), messie défroqué qui va développer durant plus d’un demi siècle à travers de nombreuses causeries dans le monde, en Grande-Bretagne, à Ojaï [4], à Bruxelles, à Ommen où des camps maintenant ouverts à tous se poursuivent jusqu’en 1938, en Nouvelle-Zélande, à Saanen en Suisse, en Amérique latine ou encore en Inde où sont créées plusieurs écoles inspirées de ses réflexions sur l’éducation, un discours singulier et radical. Un versant de sa pensée est une rude critique des dogmes religieux, de la tradition, des gourous, du nationalisme, etc., mais cette critique est indissociable d’une invitation à une attention[5], par une forme de saisie directe, intuitive, de l’expérience et du réel, visant un déconditionnement et une libération – y compris de la « pensée ». Son « enseignement » qui touche directement l’être humain dans sa nudité existentielle suscite un véritable intérêt aussi bien chez des acteurs de la nouvelle culture nord-américaine que chez des scientifiques (comme le physicien David Bohm (1917-1992)) ou des théoriciens de la communication ou de l’éducation [6].

Je propose ici, non un exposé de la pensée de Krishnamurti ou une histoire de son mouvement, mais un aperçu sur certains de ses premiers introducteurs en France [7]: en effet, son impact témoigne de recherches spirituelles ou existentielles, en tous cas personnelles, plutôt dégagées du simple triangle Tradition/rituels/initiation. Celui-ci est assez prégnant en France, peut-être en raison d’un passé catholique, dans les milieux « traditionnels », et il est relativement peu interrogé, comme un programme à remplir allant de soi. Mais où est le « je » dans ce schéma ?

Les auteurs qui ont introduit Krishnamurti se sont également souvent intéressés à l’évolution, au devenir de l’espèce humaine, visant à une manière de connaissance unifiée de l’homme en devenir au-delà de la coupure artificielle entre nature et culture. Il en va de même durant cette période (première moitié du XXème siècle) pour l’ancien révolutionnaire indien Aurobindo (1872-1950) développant les thèmes du « yoga des cellules » et du « supramental » 8, pour le paléontologue et théologien Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) avec les thèmes du point Oméga et du « Christ cosmique » dans la continuité de phylums évolutifs, ou même pour le philosophe Henri Bergson (1859-1941) dont L’Evolution créatrice (1907) exerce alors une influence considérable. Il existe du reste quelques analogies entre la pensée de Krishnamurti et celle de Bergson : un refus des concepts généraux (Etre, etc.), ou des idées dans la filiation platonicienne, au profit d’une attention aux êtres vivants singuliers; ou encore l’intuition, pour saisir directement le réel [9]; également l’importance donnée à la création, à l’art.

Thérèse Brosse

Il faut aussi insister sur ce point: des « cherchants » ont pu rencontrer Krishnamurti sur leur chemin et prendre d’autres voies, on ne saurait donc les qualifier de « krishnamurtiens », terme du reste peu approprié puisque Krishnamurti ne se donne pas comme maître à penser. Tel est le cas, parmi d’autres, de la médecin cardiologue Thérèse Brosse (1902-1991), qui étudiera en 1935 le rythme cardiaque des yogis en Inde (étude éditée par l’Ecole française d’Extrême-Orient en 1963) : en révolte contre une famille catholique austère (« l’amour est le plus grand péché »), elle passe par l’Union Rationaliste, le spiritisme, le protestantisme, la Société Théosophique, le mouvement Krishnamurti, la franc-maçonnerie du Droit Humain, puis le mouvement Aurobindo et le milieu du yoga, non s’en s’être engagée dans la Résistance durant l’Occupation; elle travaille après-guerre pour l’UNESCO, s’intéresse à l’éducation – L’Education de demain, Adyar, 1949, ouvrage écrit avec le Professeur Marcault – , à l’enfance déplacée dans les conflits [10]. Lors de la période où elle quitte la Société Théosophique pour devenir plus libre, à la suite de sa lecture de Krishnamurti, elle cherche à intégrer une forme de conscience universelle, unitive, y compris dans son travail : « ce n’était pas une entité nommée Thérèse Brosse qui effectuait cette tâche : nous étions ce travail lui-même, donc, une fonction de la Conscience, et rien d’autre ». Thérèse Brosse continuera par la suite à être proche de cette sensibilité qui la conduit à explorer l’idée d’une « conscience espace-temps » (La « Conscience-Energie » structure de l’homme et de l’univers, 1978). Elle préface ainsi en 1987 un ouvrage consacré à Krishnamurti et à « Mère » [11] , et voit des analogies entre leurs pensées, comme « se libérer du connu », « voir toujours comme pour la première fois » [12].

André Niel et la révolte      

Un autre « cherchant » est André Niel (1913- ?), qui s’intéressera également à Teilhard de Chardin et à Sartre (1905-1980) ; il sera professeur à l’Alliance française, s’inspirant des travaux de Noam Chomsky (1928-). Il découvre – explique-t-il dans son Krishnamurti et la révolte [13] – Krishnamurti par hasard dans une bibliothèque, à un moment où il entreprend de se forger sa propre philosophie personnelle tout en lisant Sartre (il cite notamment L’Etre et le Néant, 1943) et Camus (1913-1960) (L’Homme révolté, 1951); il voit en Krishnamurti, à la différence de ces penseurs de l’existence posée comme absurde et emprisonnée dans le Moi, le modèle d’une pensée unifiée, délivrée des contradictions et notamment de la « mentalité oppositionnelle » ; la non-dualité, le dépassement des contradictions, sont d’abord un dépassement de l‘opposition Moi-non-Moi ; mais ils s’obtiennent cependant plutôt par une non-recherche, sans modèle, sans méthode, et ne débouchent pas pour autant sur une fusion : « Tout se passe comme si les termes fondamentaux de la dualité, Moi et Non-Moi, se posaient alors dans un équilibre inattendu: ni fusion ni opposition. (…) Certes, de l’un à l’autre la séparation subsiste, puisqu’aucune fusion n’a été opérée. Mais elle s’est déchargée de toute tension oppositionnelle» (p. 115). Son livre comporte un long entretien avec un ami marxiste, l’écrivain antillais Léonard Sainville (1910-1977) : un des points de discorde (et d’interrogation pour d’autres lecteurs de Krishnamurti) est celle de l’engagement: alors que, pour les marxistes, le levier pour une humanité non divisée passe par la résolution des conditions objectives concrètes des exploités, pour Niel lecteur de Krishnamurti la contradiction est intérieure à tout individu, quelle que soit sa situation de classe; elle invite à ne plus avoir d’ennemis ; la révolution est intérieure. Niel consacre enfin une partie de son ouvrage à une discussion des observations sur les « libérés vivants » (jivan mukta ) du cardiologue épris des pensées de l’Inde Roger Godel (1898-1961) exposées dans ses Essais sur l’Expérience Libératrice, 1952. A la différence de ce dernier, Niel considère que la libération n’est pas tant vis à vis des formes ou des apparences, dans une veine néo-platonicienne ou védantique ; le libéré « est affranchi de l’illusion même du Transcendant » (p. 155), le « lieu » de la « Réalité » n’est pas une victoire du « Transcendant » sur l’ « Apparence », mais celui de l’absorption des contradictions.

Niel évoquera encore Krishnamurti en 1956 dans la revue intellectuelle belge Synthèses [14]. Kishnamurti représente pour Niel « une synthèse d’Orient et d’Occident », et surtout est en avance d’un ou deux siècles sur notre époque, par les dimensions de son message, « libre de toute limite nationale ou raciale ». Niel cherche à identifier certains de ces caractères novateurs : une démarche au-delà de la recherche des causes de l’existant (« Le Réel n’a pas de cause, et une pensée qui a une cause ne peut prendre contact avec lui »), en rupture donc avec toute la tradition métaphysique : « l’homme est la Réalité elle-même », est la première assertion qui découle du « Réel » sans « Cause ». Deuxième affirmation, pour André Niel, de Krishnamurti : La Réalité ne peut être atteinte : toute démarche visant l’Absolu demeure prisonnière des frontières d’un « état de séparation » ; on reconnaît là la formule bien connue de Krsihnamurti : « la vérité est un pays sans chemin » ; troisième assertion : « la conscience de soi libère ». Krishnamurti invite à une connaissance de soi dans l’attention, source d’une harmonie qui n’est ni une « destruction du non-Moi », ni une absorption en lui. Dans cette perspective, toute situation (un paysage, un moment passé dans la nature, un jardin) est un possible « support » de connaissance, « dégagé du substrat d’un « penseur » enfermé dans le vain projet d’étendre son moi à l’infini ».

René Fouéré

René Fouéré (1904-1990), qui a une formation d’ingénieur et est d’abord catholique, s’intéresse à Krishnamurti dès 1928, à travers des théosophes; il deviendra, avec sa femme Francine, l’un de ses traducteurs. Il publie après-guerre Krishnamurti, l’homme et sa pensée (Editions « Etre libre », Bruxelles, 1948) et au même éditeur La pensée de Krishnamurti en 1951. Il participe en effet aux revues Spiritualité et Etre libre du bouddhiste zen belge à l’activité prolixe Robert Linssen (1911-2004), transmetteur qui rencontre Krishnamurti dès 1928 à Ommen, et écrira lui-même sur Krishnamurti[15]. En 1960, Fouéré publie Disciplines, ritualisme et spiritualité [16]. Il s’agit d’une lettre adressée à une amie, lectrice d’Alexandra David-Néel (1868-1969), qui s’est tournée vers le bouddhisme tibétain. Rédigé durant la guerre, sous les bombardements, ce texte est toujours d’actualité par la critique appuyée qu’il fait de la nécessité du rituel: la libération intérieure a besoin non de disciplines rigides, mais d’une « souplesse fondamentale, instantanée, fluide » apte à saisir le flux mouvant de la vie, et est «absolument incompatible avec ces comportements stéréotypés que visent à produire les rituels » (p 39); on voit que l’on est ici dans une approche totalement distincte de celle que notamment René Guénon (1886-1951) théorise. Selon Fouéré, les rituels offrent à ceux qui les suivent non une libération – ils constituent un obstacle à celle-ci -, mais de simples « satisfactions » (p.100). Ses références sont, outre Krishnamurti, des mystiques chrétiens (Saint-Jean de la Croix, Maître Eckhart); A. P. Sinnett (1840-1921) pour Le bouddhisme ésotérique ou positivisme hindou (1883), qui insiste selon lui sur la raison pour la progression spirituelle, Stanislas de Guaita (1861-1897) auquel il semble concéder le rôle, dans certains cas, des symboles; mais encore le philosophe Louis Lavelle (1883-1951) [17] : la libération rejoindrait ce que ce dernier désigne comme « correspondance parfaite entre l’acte et la donnée, entre le devenir du moi et le devenir du monde, qui abolit la conscience du temps » (p. 129). Fouéré écrira encore son livre le plus connu (et réédité en 1985) Krishnamurti ou La Révolution du réel (le Courrier du livre, 1969), que certains considèrent comme le meilleur livre sur Krishnamurti. Fouéré y reprend des textes publiés dans les revues de Linssen Spiritualité et Etre libre, ou dans la revue littéraire La Tour de Feu. Il y interprète de façon personnelle Krishnamurti, notamment sur la question de l’individuation du fait de l’évolution dans l’espace et le temps, et pose aussi la question de son universalité ou de son origine indienne: Krishnamurti en effet n’a jamais recours à des notions spirituelles indiennes (comme l’Âtman, le Soi), de même qu’il ne cite aucun philosophe ou aucune tradition spirituelle. Pourtant, le « Réel » qu’il évoque rappelle des aspects des métaphysiques de l’Inde : « Il est là dans les êtres, indivisible et comme divisé » (Bhagavad-Gitâ, XIII, 16). Si Krishnamurti affirme n’avoir pas lu la Gîta ou les Upanishads, on sait que, toute sa vie durant, il pratiquait le matin de longues séances de pranayama (technique du souffle) et d’asanas (postures de yoga)[18], qu’il a fait des retraites solitaires ; son sens de l’absolu associé à une saisie du présent par un lâcher-prise peut révoquer d’autres pensées, le bouddhisme et même selon Fouéré des philosophes occidentaux. Il est vrai que Krishnamurti paraît inviter à la méditation : « La méditation signifie : mettre de l’ordre dans sa vie de tous les jours pour supprimer toute contradiction ». Mais il ajoute aussitôt, de façon un peu espiègle, mais aussi pour provoquer un étonnement créatif chez l’auditeur : « elle signifie le rejet total de tous les systèmes de méditation pour que l’esprit soit totalement libre, sans aucune direction, pour que l’esprit soit complètement silencieux. Est-ce possible ? » [19]. Fouéré a joué en France un rôle d’éveilleur à la pensée de Krishnamurti des années 50 aux années 70, peut-être aussi du fait de son audience dans les milieux s’intéressant également à l’ufologie, dont il a été un acteur important, avec Aimé Michel (1919-1992) lors de la phase sérieuse de ce courant s’intéressant tout autant à l’hypothèse d’autres vies dans l’univers. Il a par ailleurs été traduit en anglais en Inde.

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