Vie de Campanella par Paul Lafargue.

Tomasso Campanella, nĂ© en 1568 Ă  Stilo, ville de la Calabre, province du royaume de Naples, alors sous la lourde domination espagnole, se fit remarquer dĂšs son enfance par une rare prĂ©cocitĂ© : Ă  treize ans il pouvait improviser indiffĂ©remment en prose ou en vers un discours sur n’importe quel sujet donnĂ© ; Ă  ce talent de parole, trĂšs apprĂ©ciĂ© et trĂšs cultivĂ© pendant le Moyen-Âge, il joignait un ardent amour pour les Ă©tudes philosophiques ; il s’absorbait Ă  cet Ăąge dans la lecture de la Somme de saint Thomas d’Aquin, qui devait dĂ©terminer sa vocation. Son pĂšre qui le destinait Ă  la magistrature, l’envoya Ă  Naples apprendre la jurisprudence auprĂšs d’un de ses oncles ; mais le jeune Tomasso, qui avait suivi les leçons d’un moine, professeur de philosophie dans le couvent de Stilo, entra Ă  15 ans, chez les Dominicains de Cosenza, l’ordre religieux qu’avaient illustrĂ© Albert le Grand, saint Thomas et Savonarole, et d’oĂč sont sortis les moines les plus remuants et les plus indĂ©pendants.

L’aptitude de Campanella Ă  s’assimiler toutes les sciences, ainsi que son remarquable talent oratoire le firent distinguer par les moines et par ses maĂźtres, qui s’appliquĂšrent Ă  cultiver son intelligence et Ă  le gagner. Les couvents Ă©taient encore, comme au Moyen-Âge, un asile pour les esprits studieux ; chaque ordre s’enorgueillissait de possĂ©der des savants, des philosophes et des orateurs : celui des Dominicains Ă©tait des plus renommĂ©s par le nombre des hommes cĂ©lĂšbres qu’il avait fourni. Mais vers la fin du XVIĂšme siĂšcle, la Compagnie de JĂ©sus, qu’Ignace de Loyola avait fondĂ©e en 1537 pour combattre les hĂ©rĂ©tiques et dĂ©fendre l’autoritĂ© du pape, commença Ă  Ă©clipser les autres corps religieux. Les Dominicains qui luttaient contre cette rivalitĂ© menaçante et qui cherchaient Ă  reconquĂ©rir leur ancienne autoritĂ© accueillirent avec empressement Campanella et FavorisĂšrent sa passion de savoir dans l’espĂ©rance de trouver en lui un champion dont les talents contribueraient Ă  relever le prestige de leur ordre.

Il ne tarda pas Ă  se signaler. Les couvents conservaient et entretenaient avec un soin jaloux, la passion des discussions scolastiques ; ils se provoquaient entre eux pour soutenir dans des tournois oratoires, oĂč le public Ă©tait admis, leurs diffĂ©rentes doctrines thĂ©ologiques et philosophiques. Le professeur de philosophie de San Giorgio, ayant Ă©tĂ© invitĂ© par les Franciscains de Cosenza, Ă  venir dĂ©fendre les opinions de son ordre, tomba malade, au moment du dĂ©part et choisit son Ă©lĂšve Campanella pour le remplacer. Quand celui-ci entra dans l’assemblĂ©e, sa jeunesse excita un Ă©tonnement assez malveillant, on crut que c’était par dĂ©dain que le savant docteur avait envoyĂ© Ă  sa place ce disputeur imberbe : mais quand il eut parlĂ© l’étonnement se changea en admiration. Il fut si brillant et si subtil que les Franciscains eux-mĂȘmes durent le proclamer vainqueur. « Le gĂ©nie de Telesio revit en lui » disaient-ils, rapporte Niceron.

Campanella se passionna pour ces combats de la parole : pendant dix ans il parcourut l’Italie, allant de ville en ville, discuter sur les questions thĂ©ologiques et philosophiques qui occupaient les esprits de son Ă©poque : partout il remportait d’éclatants succĂšs qui l’enivraient, mais qui excitaient l’envie et accumulaient sur sa tĂȘte les jalousies et les haines des autres ordres religieux, principalement de la Compagnie de JĂ©sus, contre laquelle il Ă©tait parti en guerre et dont il demandait l’extermination parce qu’elle « altĂ©rait, les pures doctrines de l’Évangile pour les faire servir au despotisme des princes ». Il soulevait les colĂšres de tous par ses violentes attaques contre Aristote, dont l’autoritĂ© dans les Ă©coles n’était guĂšre moindre que celle de la Bible : il venait d’avoir vingt ans, quand il publia son premier livre, dirigĂ© contre le philosophe de Stagyre et son dĂ©fenseur Marta [1]. Il froissait ses adversaires par le dĂ©dain qu’il professait pour les opinions de leurs maĂźtres et des philosophes antĂ©rieurs. Les JĂ©suites profitant des animositĂ©s qu’il suscitait partout oĂč il passait, l’accusĂšrent d’hĂ©rĂ©sie et de magie et obtinrent du Pape la suspension de sa carriĂšre oratoire ; il reçut l’ordre de rentrer dans le couvent de Stilo pour avoir Ă©tĂ© un sujet de scandale et de dĂ©sordre Ă  Rome, dit Pietro Gianonne. Il obĂ©it ; et pour se consoler dans sa retraite il se remit Ă  l’étude des sciences et Ă  la poĂ©sie ; il entreprit une tragĂ©die sur la mort de Marie Stuart. Ainsi que Giordano Bruno, il se serait enfui du cloĂźtre « cette prison Ă©troite et noire, oĂč l’erreur m’a tenu si longtemps enchaĂźnĂ© », disait le fougueux apĂŽtre de la pensĂ©e nouvelle, s’il n’avait trouvĂ© matiĂšre Ă  dĂ©penser sa dĂ©vorante activitĂ© [2].

Nous arrivons Ă  l’évĂ©nement capital de la vie de Campanella, sur lequel cependant on ne possĂšde que de vagues indications : il n’en parle pas dans ses nombreux Ă©crits et il ne semble pas avoir Ă©tĂ© plus communicatif avec ses amis, quand sa longue captivitĂ© de 27 ans prit fin. Niceron qui le connut Ă  Paris et qui lui consacre une notice biographique dans ses MĂ©moires pour servir Ă  l’histoire des hommes cĂ©lĂšbres n’en fait pas mention. NaudĂ© avec qui il Ă©tait liĂ©, dit en passant, dans ses ConsidĂ©rations politiques sur les coups d’État qu’il avait essayĂ© de se faire proclamer roi de Calabre. Pietro Gianonne, dans son Histoire civile du Royaume de Naples (Neapoli, 1723) est le seul qui parle avec certitude de la conspiration organisĂ©e par Campanella pour affranchir la Calabre du joug de l’Espagne ; il prĂ©tend avoir puisĂ© les dĂ©tails qu’il donne dans les piĂšces de son procĂšs qui depuis ont disparu.

« Campanella, dit-il, faillit bouleverser la Calabre en y semant des idĂ©es nouvelles et des projets de libertĂ© et de rĂ©publique. Il alla jusqu’à prĂ©tendre reformer les royaumes et les monarchies et donner des lois et de nouveaux systĂšmes pour le gouvernement des sociĂ©tĂ©s ». Il avait sans doute conçu alors sa CitĂ© du soleil, qu’il ne devait Ă©laborer et Ă©crire que plus tard ; il tenta de doubler sa rĂ©volte politique d’une rĂ©volution sociale, comme faisaient les hĂ©rĂ©tiques du Moyen-Âge qui accompagnaient leur rĂ©forme religieuse d’une transformation communiste de la sociĂ©tĂ©.

Campanella, qui croyait en l’astrologie, ainsi que les esprits les plus distinguĂ©s et les plus positifs de son temps, tels que les papes Paul V et Urbain VIII, Richelieu et mĂȘme Bacon, avait lu dans les astres des signes qui prĂ©disaient des rĂ©volutions sur la terre, particuliĂšrement dans le royaume de Naples et la Calabre ; il fit partager sa croyance aux moines de son couvent et les engagea Ă  profiter de l’occasion pour renverser le gouvernement espagnol et substituer Ă  la monarchie une rĂ©publique thĂ©ocratique, d’oĂč seraient exclus les JĂ©suites, que l’on exterminerait au besoin. Il annonçait que Dieu l’avait prĂ©destinĂ© Ă  une telle entreprise : d’aprĂšs NaudĂ©, il prĂ©tendait, ainsi que saint François de Salles, avoir de frĂ©quents entretiens avec Dieu, et se faisait appeler le Messie. Il devait opĂ©rer de grandes choses par la parole et les armes : il devait se servir de la parole pour prĂȘcher la libertĂ© contre la tyrannie des princes et des prĂ©lats et employer les armes des bandits et des exilĂ©s, alors fort nombreux, pour complĂ©ter l’ Ɠuvre de la parole. Il se proposait de soulever le peuple qui devait briser les portes des prisons et libĂ©rer les dĂ©tenus dont on brĂ»lerait les procĂ©dures et qu’on enrĂŽlerait dans l’insurrection. Il comptait sur l’appui du vizir Assan-Cicala, qui commandait la flotte turque, mouillĂ©e dans les parages de Guardavale. Assan-Cicala Ă©tait nĂ© en Calabre, mais il avait quittĂ© son pays natal pour fuir la domination espagnole et s’était fait musulman. Diverses circonstances favorisaient son projet : la Calabre Ă©tait remplie de condamnĂ©s au bannissement et des contributions excessives et rĂ©itĂ©rĂ©es portaient le peuple Ă  se soulever. Le PĂšre Denys Ponzio de Nicastro se chargea de rĂ©pandre la rĂ©volte dans la province de Catanzaro il remplit son rĂŽle avec zĂšle et Ă©loquence ; il parlait de Campanella, comme de l’envoyĂ© de Dieu pour Ă©tablir la libertĂ© et pour dĂ©livrer « le peuple des vexations des ministres du roi d’Espagne, qui vendaient Ă  prix d’argent le sang humain et Ă©crasaient les pauvres et les faibles ». Les moines de la rĂ©gion le secondĂšrent avec ardeur ; dans le seul couvent de Pizzoli, 25 Ă©taient chargĂ©s d’enrĂŽler les bannis ; plus de 300 dominicains, augustins et cordeliers Ă©taient impliquĂ©s dans le mouvement ; au moment de l’action, 200 prĂ©dicateurs devaient se rĂ©pandre dans les campagnes pour souffler la sĂ©dition ; 1800 bannis Ă©taient prĂȘts Ă  combattre, les nobles devaient seconder le mouvement et les tĂ©moins du procĂšs nommĂšrent les Ă©vĂȘques de Nicastro, de Girace, de Melito et d’Oppide, comme faisant partie du complot. Le soulĂšvement devait avoir lieu Ă  la fin de 1599 ; tout Ă©tait prĂȘt, quand deux traĂźtres rĂ©vĂ©lĂšrent la conspiration.

Le comte de Lemos, vice-roi de Naples, sous prĂ©texte de protĂ©ger les cĂŽtes contre les Turcs, envoya des troupes qui s’emparĂšrent des insurgĂ©s pris Ă  l’improviste, et les embarquĂšrent pour Naples : pour faire un exemple, le vice-roi fit Ă©carteler vifs deux conjurĂ©s sur la galĂšre qui les transportait et pendre quatre autres aux vergues. Le PĂšre Denys Ponzio fut arrĂȘtĂ© sous un dĂ©guisement laĂŻque et tuĂ© Campanella, dĂ©couvert dans une cabane de pĂątre, oĂč l’avait cachĂ© son pĂšre, au moment oĂč il Ă©tait parvenu aprĂšs des pourparlers qui durĂšrent un jour Ă  gagner un batelier, qui devait le transporter sur un navire turc, fut enfermĂ© au chĂąteau de l’Oeuf de Naples, en 1600, l’annĂ©e mĂȘme oĂč Giordano Bruno Ă©tait brĂ»lĂ© vif Ă  Rome.

Campanella pensait que le peuple se lĂšverait Ă  son premier appel : en pouvait-il ĂȘtre autrement ? Il lui apportait la libertĂ©, il allait le mener dans la terre promise. Combien triste dut ĂȘtre le rĂ©veil de son rĂȘve enchanteur, quand il se vit seul, abandonnĂ© de tous, discutant avec un batelier qui lui refusait sa barque pour fuir : sans doute, c’est au souvenir de cette poignante dĂ©sillusion qu’il Ă©crivit ce sonnet si vĂ©ridique et si dĂ©senchantĂ©, oĂč perce sa profonde pitiĂ© pour le peuple et oĂč il reproduit des pensĂ©es et des sentiments que les rĂ©volutionnaires de tous les pays et de tous les temps ont connus.

Le Peuple [3]

« Le peuple est une bĂȘte changeante et inintelligente qui ignore sa force, et supporte les coups et les fardeaux les plus lourds ; il se laisse guider par un faible enfant qu’il pourrait renverser d’une seule secousse ;

Mais il le craint et le sert dans tous ses caprices ; il ne sait pas combien on le redoute et il ignore que ses maütres composent un philtre qui l’abrutit.

Chose inouïe ! Il se frappe et s’enchaüne de ses propres mains ; il se bat et meurt pour un seul de tous les Carlini qu’il donne au roi [4].

Tout ce qui est entre le ciel et la terre lui appartient, mais il l’ignore et si quelqu’un lui rĂ©vĂšle son droit, il le terrasse et le tue ».

Il paya d’un long et dur martyre sa tentative rĂ©volutionnaire et ses attaques contre la Compagnie de JĂ©sus ; car il est probable que sans la haine des JĂ©suites, la colĂšre du Gouvernement espagnol se serait lassĂ©e contre un conspirateur facilement vaincu, que des papes protĂ©geaient bien qu’il fut accusĂ© d’hĂ©rĂ©sie.

Dans la préface de son Atheismus triumphatus [5], Campanella raconte ses souffrances.

« J’ai Ă©tĂ© enfermĂ© dans cinquante prisons et soumis sept fois Ă  la torture la plus atroce. La derniĂšre fois elle a durĂ© quarante heures. GarrottĂ© par des cordes trĂšs serrĂ©es, qui me dĂ©chiraient les chairs, suspendu, les mains liĂ©es derriĂšre le dos, au-dessus d’un pieu aigu, qui m’ensanglantait. Au bout de quarante heures, me croyant mort, on mit fin Ă  mon supplice ; les uns m’injuriaient, pour accroĂźtre mes douleurs ils secouaient la corde Ă  laquelle j’étais suspendu ; les autres louaient tout bas mon courage. Rien n’a pu m’ébranler et l’on n’a pu m’arracher une seule parole [6]. GuĂ©ri par miracle aprĂšs six mois de maladie, j’ai Ă©tĂ© plongĂ© dans une fosse. Quinze fois j’ai Ă©tĂ© mis en jugement. La premiĂšre fois on m’a demandĂ© : Comment sais-tu, ce que tu n’as pas appris ? – As-tu un dĂ©mon Ă  tes ordres ? – J’ai rĂ©pondu : Pour apprendre ce que je sais, j’ai usĂ© plus d’huile, que vous n’avez bu de vin… On m’accuse d’avoir Ă©crit le livre des Trois imposteurs, paru avant ma naissance [7], d’avoir les opinions de DĂ©mocrite… de nourrir de mauvais sentiments contre l’Église, comme doctrine et comme corps, d’ĂȘtre hĂ©rĂ©tique. Enfin on m’a accusĂ© d’hĂ©rĂ©sie et de rĂ©bellion pour avoir soutenu qu’il y a dans le soleil, la lune et des Ă©toiles, des signes qui annoncent les rĂ©volutions, contre Aristote qui fait le monde Ă©ternel et incorruptible ».

Il demeura 27 ans dans les prisons de Naples. Dans une touchante piÚce de vers, il implore Dieu de le délivrer :

« Par pitiĂ©, que l’amour Ă©ternel s’attendrisse sur ma misĂšre et que l’intelligence suprĂȘme attire sur moi la compassion de la force divine ; tu vois, ĂŽ mon Dieu, sans que je te le dise, le dur supplice de mon long enfer. VoilĂ  douze ans que je souffre et que je rĂ©pands la douleur par tous les sens ; mes membres ont Ă©tĂ© martyrisĂ©s sept fois ; les ignorants m’ont maudit et bafouĂ© ; le Soleil a Ă©tĂ© refusĂ© Ă  mes yeux, mes muscles ont Ă©tĂ© dĂ©chirĂ©s, mes os brisĂ©s, mes chairs mises en lambeaux ; je couche sur la dure, je suis enchaĂźnĂ©, mon sang a Ă©tĂ© rĂ©pandu ; j’ai Ă©tĂ© livrĂ© aux plus cruelles terreurs, ma nourriture est insuffisante et corrompue. N’en est-ce pas assez, ĂŽ mon Dieu ! pour me faire espĂ©rer que tu me dĂ©fendras ?

Les puissants de ce monde se font un marchepied de corps humains, des oiseaux captifs de leurs Ăąmes… de leurs douleurs et de leurs larmes un jeu pour leur rage impie ; de leurs os des manches aux instruments de torture, usĂ©s Ă  vous faire souffrir, de nos membres palpitants des espions et des faux tĂ©moins, qui font nous accuser quand nous sommes innocents… Mais du haut de ton tribunal tu vois cela mieux que moi et si ta justice outragĂ©e et le spectacle de mon supplice ne suffisent pas pour t’armer, que du moins, Seigneur, le mal universel t’émeuve, car ta Providence doit veiller sur nous ».

Dieu restant sourd Ă  ses plaintes, il s’adressa au Soleil, qui pour lui, ainsi que pour Telesio, Ă©tait douĂ© d’une Ăąme, et Ă©tait le crĂ©ateur de toutes les choses infĂ©rieures, telles que plantes, animaux, etc. ; l’homme Ă©tant sorti des mains de Dieu.

Vie de Campanella
Tomasso Campanella

Hymne au Soleil du Printemps

Puisque ma priĂšre n’est pas encore exaucĂ©e, c’est Ă  toi que je m’adresse maintenant, ĂŽ PhƓbus !

Je te vois resplendir dans le signe du Bélier et je vois toutes choses se ranimer ;

Tu rappelles Ă  la vie tous les ĂȘtres languissants et moribonds ;

De grĂące, fais-moi renaĂźtre de mĂȘme, moi qui t’aime plus que tout autre.

Comment peux-tu laisser dans des cachots humides et tĂ©nĂ©breux, celui qui t’a toujours glorifiĂ©.

Que je sorte de la prison en mĂȘme temps que l’herbe verte sort de terre !

Tu fais monter la sĂšve aux arbres, tu la convertis en fleurs, qui se changent ensuite en fruits ;

Tu rĂ©veilles de leur long sommeil les taupes et les blaireaux et tu donnes des forces et le mouvement aux moindres vermisseaux…

O Soleil ! Il s’est trouvĂ© des hommes qui t’ont dĂ©niĂ© l’intelligence et la vie et t’ont mis ainsi au-dessous des insectes.

J’ai Ă©crit qu’ils Ă©taient des hĂ©rĂ©tiques, qu’ils se montraient ingrats et rebelles envers toi et ils m’ont enterrĂ© vivant parce je t’avais dĂ©fendu.

Si je succombe, qui donc pourra t’estimer encore et t’appeler temple vivant, statue et face vĂ©nĂ©rable du vrai Dieu, flambeau suprĂȘme et bienfaisant, pĂšre de la nature et souverain bienheureux des astres, vie, Ăąme et sens de toutes les choses infĂ©rieures. Prends pitiĂ© de moi, ĂŽ mon Dieu ! source fĂ©conde de toute lumiĂšre ; que ta lumiĂšre brille enfin sur moi.

Mais les tortures n’abattirent pas son Ăąme stoĂŻque : « il fatigua et vainquit les tourments », dit-il. Les bourreaux n’espĂ©rant lui arracher un seul aveu, abandonnĂšrent le martyr Ă  la solitude d’une prison Ă©ternelle. Il l’emplissait de ses rĂȘves.

« Dans les fers et libre, dit-il dans un sonnet ; seul sans ĂȘtre seul, gĂ©missant et paisible, je confonds mes ennemis : je suis fou aux yeux du vulgaire et sage pour la divine intelligence.

OpprimĂ© sur la terre, je m’envole dans le ciel, la chair abattue et l’ñme sereine, et quand le poids du malheur m’enfonce dans l’abĂźme, les ailes de l’esprit m’élĂšvent au-dessus du monde.

… Je porte sur mon front l’image de l’amour du vrai, sĂ»r d’arriver, avec le temps, lĂ  oĂč sans parler je serai toujours compris ».

Sa captivitĂ© s’adoucit quand le duc d’Ossuna fut nommĂ© vice-roi du Royaume de Naples : il avait, lui aussi, souffert les persĂ©cutions de la cour d’Espagne ; il se lia d’amitiĂ© avec le conspirateur de la Calabre dont il admirait le gĂ©nie ; il le visitait souvent et prenait son avis sur les affaires d’État ; il lui permit de travailler, de correspondre avec ses amis et mĂȘme de les recevoir dans sa prison. Du fond de son cachot, il emplit l’Europe de son nom. Des papes, James 1er, roi d’Angleterre et des personnages puissants le consultaient pour son savoir astrologique ; Gassendi et d’autres grands esprits entretenaient avec lui des discussions Ă©pistolaires sur des questions philosophiques et scientifiques ; deux savants Allemands Tobias Adamus et Schoppe, ce dernier assista au supplice de Giordano Bruno, recevaient ses manuscrits, qui s’imprimaient en Allemagne et se rĂ©pandaient en Angleterre, et en Italie.

Le duc d’Ossuna, pour avoir refusĂ© d’établir l’inquisition dans le Royaume de Naples, s’attira la haine des JĂ©suites, qui aidĂ©s par les puissants ennemis qu’il s’était fait Ă  la cour de Madrid, intriguaient pour lui enlever sa vice-royautĂ© illustrĂ©e par des brillants succĂšs contre les VĂ©nitiens et par l’habilitĂ© et la justice de son administration. PlutĂŽt que de se laisser dĂ©possĂ©der, il rĂ©solut de se rendre indĂ©pendant de l’Espagne et de se faire proclamer roi du Royaume de Naples et de la Calabre. On dit qu’il fut conseillĂ© et encouragĂ© par Campanella, qui crut avoir trouvĂ© en lui l’instrument pour accomplir sa rĂ©volution politique et sociale. Un des complices d’Ossuna fut Germino, qui 37 ans plus tard devait diriger la conspiration de Massaniello ; peut-ĂȘtre que lui aussi avait Ă©tĂ© liĂ© avec Campanella. D’Ossuna, dĂ©noncĂ©, fut remplacĂ© par le cardinal Borgia, et enfermĂ© dans le chĂąteau d’Almeira, oĂč il mourut en 1621. La prison redevint dure pour Campanella.

Deux ans aprĂšs la chute d’Ossuna, s’éteignait Ă  Rame, son protecteur le pape Paul V, qui vainement avait demandĂ© sa grĂące Ă  Philippe III : la nouvelle de sa mort le jeta dans un profond dĂ©sespoir. « Je ne quitterai la prison, qu’avec la vie », s’écria-t-il. Mais dans son successeur, Urbain VIII, il trouva un nouveau protecteur qui, aprĂšs cinq ans de nĂ©gociations, obtint sa dĂ©livrance, le 15 mai 1626. Encore ne parvint-il Ă  ce rĂ©sultat, qu’en le rĂ©clamant comme hĂ©rĂ©tique, pour ĂȘtre jugĂ© par le Saint-Office de Rame ; une fois dans la ville papale, il fut mis en libertĂ©. Mais la haine des JĂ©suites le poursuivait. Ils soulevĂšrent les passions de la populace contre lui. « C’est un scandale que le pape laisse circuler librement Campanella, disaient-ils. Cet homme, impie et hĂ©rĂ©tique, est un perturbateur de l’État et un ennemi de l’Église. Que parle-t-on de Luther et de Calvin, c’est une dĂ©rision. Rome nourrit dans son sein un serpent bien plus dangereux ». – « Jamais, dit un auteur contemporain, on ne vit pour un pauvre moine infirme tant de rage et de fureur ». Afin d’échapper aux colĂšres de la populace soulevĂ©e par les JĂ©suites, il quitta Rome, sous un dĂ©guisement, dans le carrosse de l’ambassadeur de France. Il se rendit Ă  Marseille, oĂč il fut accueilli par Peiresc, conseiller au Parlement d’Aix, que Bayle appelait « le procureur gĂ©nĂ©ral de la littĂ©rature » Ă  cause de son intelligente et libĂ©rale protection de la science et des savants. Pendant un mois, il vĂ©cut d’un bonheur qu’il n’avait plus connu depuis prĂšs de trente ans : appelĂ© Ă  Paris par Richelieu, il dut quitter sa retraite. Il pleura en faisant ses adieux Ă  Peiresc. « Les plus cruels supplices, lui dit-il, n’ont pu m’arracher des larmes, mais j’en rĂ©pands aujourd’hui d’émotion et de reconnaissance ».

Il fut reçu Ă  la cour : le jour de sa rĂ©ception, le roi Louis XIII alla au-devant de l’illustre vieillard, courbĂ© par l’ñge et brisĂ© par les souffrances, lui prit les mains et l’embrassa sur les deux joues. – Une prĂ©diction qui se rĂ©alisa accrut la haute estime qu’on avait de son savoir astrologique. Niceron rapporte que Richelieu, inquiet de voir Louis XIII sans enfant, lui demanda si le duc d’OrlĂ©ans monterait sur le trĂŽne ; il lui rĂ©pondit : « Imperium non gustabit in aeternum ». (Il ne rĂ©gnera jamais.) En effet, quelque temps aprĂšs, la reine accoucha d’un garçon, qui fut Louis XIV, dont il tira l’horoscope.

Campanella plaisait Ă  Richelieu par sa haine contre les Espagnols : quand la guerre Ă©clata entre la France et l’Espagne, il fut appelĂ© dans le conseil du roi pour donner son avis sur les affaires d’Italie. Il se retira dans le couvent des Dominicains de Paris, oĂč il vĂ©cut tranquille occupĂ© d’études d’astrologie judiciaire et de philosophie.

Il avait prĂ©dit que l’éclipse du Soleil qui devait avoir lieu le 1er juin 1633 lui serait funeste. Il voulut conjurer le danger dont il se croyait menacĂ©, en mettant en pratique toutes les prescriptions astrologiques qu’il Ă©numĂšre dans la CitĂ© du Soleil et que les Solariens emploient pour se prĂ©server des « Ă©manations empestĂ©es du ciel ». Il s’enferma dans une chambre aux murs parfaitement blancs, arrosĂ©e de parfums et Ă©clairĂ©e par sept torches de cire odorifĂ©rante, cherchant Ă  se distraire de ses inquiĂ©tudes par des concerts d’instruments de musique et par des conversations avec les moines, qui le crurent fou.

Campanella mourut Ă  l’ñge de 71 ans, le 21 mai 1639, dix jours avant l’époque indiquĂ©e pour l’éclipse : avec lui mourait le grand martyr de l’utopie.

Aller plus loin :

Vie de Campanella, Paul Lafargue. Campanella, Étude critique sur sa vie et sur la CitĂ© du Soleil, 1895.

Illustration : Nicolas de Larmassin [Public domain], via Wikimedia Commons

Notes :

[1] Philosophia Sensibus demonstrata. Neapoli, 1590.

[2] Pour apprĂ©cier ce qu’un libre esprit comme Campanella a dĂ» souffrir dans le couvent, il faut lire l’ironique sonnet de Bruno Ă  la louange de l’Ânerie : « O sainte et bĂ©ate Ânerie, sainte Ignorance et sainte Sottise, bĂ©nigne DĂ©votion, qui seule rend les Ăąmes plus satisfaites que ne sauraient le faire toutes les recherches de l’intelligence. « Aucune veille assidue, aucun labeur pĂ©nible, aucune contemplation philosophique, ne peut arriver au ciel oĂč tu fixes la demeure. « Esprits investigateurs Ă  quoi vous sert d’étudier la nature et de connaĂźtre si les astres sont formĂ©s de feu, de terre ou d’eau, « La sainte et bĂ©ate Ânerie dĂ©daigne tout cela, car les mains jointes et Ă  genoux elle n’attend son bonheur que de Dieu. « Rien ne l’afflige, rien ne la prĂ©occupe, exceptĂ© le souci du repos Ă©ternel que Dieu daigne nous accorder aprĂšs la Mort ».

[3] Poesie filosofiche di Tomasso Campanella publiées la premiÚre fois en Italie par Gaspare Orelli, Lugano, 1834.

[4] Carlini, petite monnaie napolitaine. Dans un sonnet adressĂ© aux Suisses et aux Grisons qui s’enrĂŽlaient comme mercenaires, au service des rois, Campanella revient sur la mĂȘme pensĂ©e : Si la libertĂ© vous approche du ciel plus que vos sommets Ă©levĂ©s, ĂŽ rochers alpestres, pourquoi chaque tyran emploie-t-il les bras de vos fils pour maintenir les autres nations dans l’esclavage ? Pour un morceau de pain, ĂŽ Suisses ! vous rĂ©pandez Ă  flots votre sang… c’est pourquoi l’on mĂ©prise votre valeur… Tout est pour les hommes libres. On refuse aux esclaves les vĂȘtements et la nourriture des nobles, comme Ă  vous la croix blanche. (Les Suisses ne pouvaient ĂȘtre chevaliers de Malte). Ah ! redevenez libres, en vous unissant avec les hĂ©ros, et reprenez aux rois ce qui vous appartient et que pourtant on vous vend si cher ».

[5] Atheismus triumphatus publiĂ© en 1631 (L’AthĂ©isme vaincu) fut retournĂ© contre Campanella, on prĂ©tendit que tout en faisant semblant de combattre les AthĂ©es, il avait voulu les favoriser en leur prĂȘtant des arguments auxquels ils n’avaient jamais songĂ© et en y rĂ©pondant trĂšs faiblement ; un de ses adversaires dit qu’on aurait dĂ» intituler son livre : Atheismus triumphans.

[6] Campanella qui, dans tous ses Ă©crits, garde le silence sur les Ă©vĂ©nements qui ont amenĂ© sa captivitĂ©, parle, dans la CitĂ© du Soleil des supplices qu’il supporta : « Un philosophe, dit-il fiĂšrement, malgrĂ© les tortures que ses ennemis lui ont fait endurer pendant 40 heures, n’a pu ĂȘtre contraint Ă  dĂ©voiler une syllabe de ce qu’il avait rĂ©solu de taire ». Un contemporain, Rossi, qui Ă©crivait sous le pseudonyme de J. N. Erythroeus, dans son Pinacotheca imaginum illustrum (1643-1648), raconte que Campanella fut soumis pendant 35 heures Ă  une torture si cruelle « que toutes les veines et les artĂšres qui sont autour de l’anus ayant Ă©tĂ© rompues, le sang qui coulait des blessures ne put ĂȘtre arrĂȘtĂ© et que pourtant il soutint cette torture avec tant de fermetĂ© que pas une fois il ne laissa Ă©chapper un mot indigne d’un philosophe ».

[7] La mĂȘme accusation avait Ă©tĂ© portĂ©e contre Postel, un de ces extraordinaires fanatiques illuminĂ©s du XVI° siĂšcle, avec qui Campanella a plusieurs traits de ressemblance au point de vue intellectuel.

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