Le rire rituel par Salomon Reinach.
Plutarque, dans un ouvrage que nous nâavons plus, avait dĂ©crit la fĂȘte des Doedala Ă PlatĂ©es en BĂ©otie ; cette description nous a Ă©tĂ© conservĂ©e par lâhistorien de lâĂglise EusĂšbe [1]. Comme Plutarque Ă©tait bĂ©otien lui-mĂȘme, on peut lâen croire. Voici ce quâil raconte :
HĂ©ra boudait Zeus, Ă cause de quelque diffĂ©rend survenu entre eux, et se tenait cachĂ©e dans la montagne. Alors un prince du pays suggĂ©ra une ruse au dieu pour reconquĂ©rir les bonnes grĂąces de son Ă©pouse. Sur ses conseils, un chĂȘne fut abattu et le tronc façonnĂ© en figure de femme ; les Anciens qualifiaient de doedala ces images de style rustique que lâon taillait ainsi dans le bois. Celle-ci fut revĂȘtue des longs voiles dâune fiancĂ©e. On prĂ©para le bain nuptial, le banquet ; lâair rĂ©sonna du son des flĂ»tes et du chant de lâhymĂ©nĂ©e. HĂ©ra, pensant que son Ă©poux allait convoler en de nouvelles noces, ne put contenir sa jalousie ; elle descendit en courant du CithĂ©ron, suivie des femmes de PlatĂ©es. BientĂŽt, ayant dĂ©couvert la ruse, elle marqua sa joie dâun Ă©clat de rire et voulut elle-mĂȘme conduire la fiancĂ©e. Elle rendit des honneurs Ă la statue et, dâaprĂšs elle, qualifia la fĂȘte de Doedala ; mais peu aprĂšs, sa jalousie sâĂ©tant rĂ©veillĂ©e, elle dĂ©truisit lâimage par le feu.
Pausanias dit en substance la mĂȘme chose, mais ajoute quelques dĂ©tails intĂ©ressants [2]. La statue de bois, voilĂ©e, Ă©tait posĂ©e sur un char attelĂ© de bĆufs ; HĂ©ra sâapproche du char, dĂ©chire les vĂȘtements de la fiancĂ©e et reconnaĂźt la fraude, aprĂšs quoi elle se rĂ©concilie avec Zeus.
Nous avons ici Ă©videmment, dissimulĂ©e sous une lĂ©gende explicative, la description dâun vieux rituel que lâon observait encore en BĂ©otie du temps de Plutarque. Ă un certain moment de lâannĂ©e, on plaçait sur un char attelĂ© de boeufs une statue de bois parĂ©e comme une fiancĂ©e ; le char sâĂ©branlait au milieu des chants et de la musique ; la prĂȘtresse dâHĂ©ra, suivie des femmes platĂ©ennes, descendait de la montagne vers le char, Ă©cartait le voile de la statue, Ă©clatait de rire, puis prenait elle-mĂȘme la tĂȘte du cortĂšge, probablement en montant sur le char, et, la cĂ©rĂ©monie terminĂ©e, brĂ»lait ou faisait brĂ»ler la statue.
De Zeus, dans ce rituel, il nâest pas question ; câest quâil nây figurait pas. La mise en scĂšne, que les Anciens ne comprenaient plus, reprĂ©sente le retour Ă la vie dâune dĂ©esse de la VĂ©gĂ©tation. Elle est supposĂ©e absente, parce quâelle est irritĂ©e, exactement comme la DĂ©mĂ©ter dâEleusis affligĂ©e par lâenlĂšvement de sa fille [3]. Ă PlatĂ©es, cette dĂ©esse est nommĂ©e HĂ©ra ; dans le centre primitif du culte dâHĂ©ra, Ă Argos, les Ă©pis sont appelĂ©s « fleurs dâHĂ©ra [4] », ce qui suffit Ă prouver que la dĂ©esse personnifiait la fĂ©conditĂ© du sol. Lorsque la prĂȘtresse, qui dĂ©chire le voile de la statue, Ă©clate de rire, câest la dĂ©esse elle-mĂȘme qui renaĂźt subitement Ă la vie. La combustion finale de la statue, image de la dĂ©esse endormie ou morte, est un rite dont on connaĂźt de nombreux exemples ; ainsi, en Sicile, dans le culte de PersĂ©phone, on promenait une image en bois de la dĂ©esse et on la brĂ»lait le quarantiĂšme jour [5].
Le mariage de la dĂ©esse et du dieu, ce que nous appelons, dâaprĂšs les Grecs, lâhiĂ©rogamie, Ă©tait gĂ©nĂ©ralement le second acte des drames sacrĂ©s quâon cĂ©lĂ©brait pour servir dâexemple aux forces naturelles et en stimuler magiquement les Ă©nergies. Ainsi, Ă Ăleusis, lâhiĂ©rophante et la prĂȘtresse accomplissaient, dans une retraite obscure, lâunion du dieu et de la dĂ©esse dont ils jouaient le rĂŽle [6]. Ă AthĂšnes, la femme de lâarchonte roi Ă©pousait chaque annĂ©e, Ă la fĂȘte des AntesthĂ©ries, le prĂȘtre de Dionysos, et Aristote dĂ©signe mĂȘme lâĂ©difice public oĂč se consommait leur mariage [7]. Il est probable que le prĂȘtre de Zeus intervenait de mĂȘme Ă PlatĂ©es, au terme de la fĂȘte, pour achever la rĂ©conciliation commencĂ©e sur la route ; mais, dans les textes de Pausanias et de Plutarque, il nâen est pas question. Ces auteurs se bornent Ă dĂ©crire le cortĂšge nuptial et la substitution, au cours de cette procession, dâune fiancĂ©e pleine de vie Ă lâimage de bois.
Le trait sur lequel je veux insister est le rire de la prĂȘtresse qui, dans le rituel de PlatĂ©es, reprĂ©sente HĂ©ra. Les Anciens expliquent ce rire par la joie enfantine que cause la dĂ©couverte dâune plaisanterie innocente et par lâagrĂ©able Ă©motion dâune jalousie subitement dissipĂ©e ; mais cette plaisanterie, cette jalousie mĂȘme sont autant de fictions des exĂ©gĂštes, non moins que le second accĂšs de jalousie dâHĂ©ra, sâacharnant sur lâimage et la faisant disparaĂźtre par le feu. En rĂ©alitĂ©, le rire de la dĂ©esse signifie ici le retour Ă la vie ; ne parlons-nous pas, aujourdâhui encore, des premiers sourires du printemps ? Bien plus, un de nos poĂštes a parlĂ© du rire, le sourire ne lui suffisant pas :
Tandis quâĂ leurs Ćuvres perverses Les hommes courent, haletants, Mars qui rit, malgrĂ© les averses, PrĂ©pare en secret le printemps…
dit ThĂ©ophile Gautier. Le rire ne marque pas seulement la vie, mais lâintensitĂ©, la plĂ©nitude de la vie ; câest pourquoi HomĂšre parle du rire de la terre verdoyante [8] et aussi du rire inextinguible des dieux (…) [9]. Ă la diffĂ©rence du pauvre rire des hommes, tĂ©moignage dâune vitalitĂ© prĂ©caire et infĂ©rieure, le rire des dieux ne semble pas devoir finir.
On racontait que Caligula avait voulu faire transporter Ă Rome le Zeus de Phidias conservĂ© Ă Olympie ; dĂ©jĂ les Ă©chafaudages, les machines Ă©taient dressĂ©s lorsque la statue Ă©clata dâun tel rire (tantum cachinnum repente edidit) que les ouvriers Ă©pouvantĂ©s prirent la fuite [10]. Ce rire de Zeus nâĂ©tait pas motivĂ© par la tentative sacrilĂšge de Caligula, qui nâavait, Ă la vĂ©ritĂ©, rien de comique ; câĂ©tait lâaffirmation solennelle, la manifestation bruyante de la prĂ©sence du dieu, de ce dieu que Paul Ămile, entrant autrefois dans le temple dâOlympie, avait cru voir en personne Ă lâaspect du chef-dâĆuvre de Phidias [11]. Les Grecs dâOlympie, qui imaginĂšrent lâhistoriette recueillie par SuĂ©tone, en racontaient sans doute beaucoup dâautres du mĂȘme genre ; il y a des exemples, dans lâAntiquitĂ©, de statues qui pleurent et qui suent [12] ; il devait y en avoir autant de statues qui rient.
Dans un papyrus alchimique conservĂ© Ă Leyde et datant du IIIe siĂšcle le notre Ăšre, on lit un rĂ©cit oĂč la crĂ©ation et la naissance mĂȘme du monde sont attribuĂ©es au rire divin [13]. « Dieu ayant ri, naquirent les sept dieux qui gouvernent le monde… Lorsquâil eut Ă©clatĂ© de rire, la lumiĂšre parut… Il Ă©clata de rire pour la seconde fois : tout Ă©tait eaux. Au troisiĂšme Ă©clat de rire apparut HermĂšs… ; au cinquiĂšme, le Destin ; au septiĂšme, lâĂąme ». Cette conception nâest pas isolĂ©e dans lâAntiquitĂ©. Proclus cite des vers dâun poĂšte quâil qualifie de thĂ©ologien, câest-Ă -dire de pythagoricien ou dâorphique, attribuant la naissance des dieux au rire de la divinitĂ© souveraine et la naissance des hommes Ă ses larmes [14]. Comme nous savons par HĂ©rodote, bien informĂ© de ces matiĂšres si obscures pour nous, que les opinions des pythagoriciens, des orphiques et des initiĂ©s aux mystĂšres de Dionysos Ă©taient fort semblables Ă celles des Ăgyptiens [15], il nâest pas Ă©tonnant de trouver la mĂȘme idĂ©e en Ăgypte et dans lâHymne grec au Soleil citĂ© par Proclus. On a dâautres exemples, plus nombreux, de la puissance des larmes divines : ainsi les larmes dâlsis, pleurant son Ă©poux, provoquaient la crue annuelle du Nil [16] ; les pythagoriciens disaient que la mer Ă©tait une larme de Kronos [17] ; PromĂ©thĂ©e, en façonnant les hommes avec de lâargile, lâaurait humectĂ©e, non avec de lâeau, mais avec ses larmes [18]. Aujourdâhui encore, comme le faisait observer Lobeck, un excellent vin des environs de Naples sâappelle Lacrima Christi ; il aurait pu ajouter que deux larmes du Sauveur, conservĂ©es dans les abbayes de Selincourt et de VendĂŽme, ont opĂ©rĂ©, aux siĂšcles passĂ©s, de nombreux miracles [19]. On peut constater ainsi, Ă travers les Ăąges, le caractĂšre magique et thĂ©urgique attribuĂ© au rire et aux larmes des dieux. Il est singulier quâon en trouve une trace jusque dans la Bible japonaise, le Kojiki, oĂč il est question dâun dieu naissant des larmes du dieu Izenaghi, affligĂ© de la mort de sa mĂšre quâa brĂ»lĂ©e par imprudence le dieu du Feu [20].
Les dieux, ayant formĂ© les hommes Ă leur image – nous savons quâen vĂ©ritĂ© câest juste le contraire -, leur ont donnĂ© la prĂ©cieuse facultĂ© de rire ; les Anciens avaient remarquĂ© que, seuls de tous les animaux, les hommes rient et que le rire est « le propre de lâhomme [21] ». Mais lâenfant, suivant Aristote, ne rit Ă lâĂ©tat de veille que le quarantiĂšme jour aprĂšs sa naissance [22] ; câest comme une prise de possession formelle de la vie. Cet intervalle de quarante jours constituait, dans lâopinion des Grecs, une pĂ©riode critique de la vie humaine Ă ses dĂ©buts [23]. La longue Ă©preuve subie par la mĂšre comprenait sept de ces pĂ©riodes de quarante jours, soit deux cent quatre-vingts jours, soit neuf mois de trente jours, plus dix jours. AprĂšs la premiĂšre, lâenfant vit ; il vient au monde aprĂšs la septiĂšme ; il rit aprĂšs la huitiĂšme, qui marque Ă©galement, pour la mĂšre, la fin dâun Ă©tat oĂč le contact des choses sacrĂ©es lui est interdit. Il est vrai que la science grecque et la lĂ©gislation romaine admettaient aussi des grossesses de dix mois [24] ; mais on convenait, comme dâune vĂ©ritĂ© dâexpĂ©rience, que celles de neuf mois sont les plus ordinaires. Lors donc que Virgile Ă©crit, dans sa quatriĂšme Ă©glogue :
Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem, Maatri longa decem tulerunt fastidia menses…
Commence, jeune enfant, Ă sourire Ă ta mĂšre Elle a souffert pour toi dix longs mois de misĂšre…
on peut se demander pourquoi il a choisi le mot decem, au lieu de novem, dont la quantitĂ© convenait aussi. Câest, dit un vieux scholiaste [25], parce quâil sâagissait dâun fils et que les garçons naissent au dixiĂšme mois, les filles au neuviĂšme. On ne sâarrĂȘtera pas Ă rĂ©futer cette ineptie, imaginĂ©e pour les besoins de la cause. Virgile invite lâenfant Ă saluer sa mĂšre dâun premier sourire (incipe… cognoscere) ; dâaccord avec le savant Varron, il place le phĂ©nomĂšne au quarantiĂšme jour aprĂšs la naissance, câest-Ă -dire au trois cent et dixiĂšme jour aprĂšs le dĂ©but de lâĂ©preuve, ce qui fait dix mois bien comptĂ©s dâennuis, de fastidia. Cette explication du chiffre decem me paraĂźt Ă©vidente ; mais je ne vois pas que les commentateurs de Virgile sâen soient encore avisĂ©s [26].
La loi commune de notre espĂšce, câest que lâenfant vagit et pleure en criant au monde et que le sens de la joie ne se manifeste en lui quâau quarantiĂšme jour [27]. Un seul homme, disait Pline [28], copiĂ© par Solin, rit en naissant : ce fut le sage Zoroastre. Virgile, selon SuĂ©tone, ne vagit point en naissant et son visage de nouveau-nĂ© avait une expression trĂšs douce [29] ; mais on nâallait pas jusquâĂ prĂ©tendre quâil eĂ»t ri.
Quelques commentateurs de Virgile, croyant que le poĂšte sâadressait Ă un enfant nouveau-nĂ©, inventĂšrent une histoire dont on trouve lâĂ©cho dans une scholie de Servius [30]. Lâenfant mystĂ©rieux, annoncĂ© dans la quatriĂšme Ă©glogue, aurait Ă©tĂ© Saloninus, fils dâAsinius Pollion ; il rit en naissant, ce qui fut considĂ©rĂ© comme un mauvais prĂ©sage, et, en effet, il mourut presque aussitĂŽt. Si cette anecdote avait Ă©tĂ© connue de Pline et de Solin, ils nâauraient pas dit que Zoroastre eĂ»t Ă©tĂ© le seul Ă rire en naissant. Du fait quâelle est postĂ©rieure au premier siĂšcle de lâEmpire, on peut conclure quâelle est sans autoritĂ©.
Un autre exemple du rire rituel est fourni, je crois, par lâĂ©pisode de Baubo, dont le nom, suivant EmpĂ©docle, signifiait le sein maternel [31]. DĂ©mĂ©ter, errante et dĂ©solĂ©e Ă la suite de la disparition de sa fille, refusant toute boisson et toute nourriture, est tirĂ©e soudain de sa tristesse, dont la nature entiĂšre subit le contrecoup, par le geste impudent dâune aubergiste dâEleusis, la nommĂ©e Baubo. Ayant ri, elle accepte de boire le cycĂ©on, breuvage magique dont les Anciens ont diversement indiquĂ© la composition, prescrite par la dĂ©esse elle-mĂȘme, et que les initiĂ©s aux mystĂšres dâEleusis buvaient Ă leur tour, en rompant le jeĂ»ne, comme pour en recevoir une nouvelle vie [32].
Lâhistoire de DĂ©mĂ©ter Ă Eleusis ayant Ă©tĂ© calquĂ©e sur les rites des mystĂšres pour les expliquer, bien loin quâelle puisse en ĂȘtre lâorigine, on est fondĂ© Ă croire, puisque les mystes buvaient le cycĂ©on au sortir dâun jeĂ»ne, que lâabsorption de ce liquide rĂ©gĂ©nĂ©rateur Ă©tait prĂ©cĂ©dĂ©e dâun Ă©clat de rire, motivĂ© par quelque exhibition analogue Ă celle qui avait rĂ©ussi Ă dĂ©rider la dĂ©esse. Dans lâhymne homĂ©rique Ă DĂ©mĂ©ter, cet Ă©pisode est attĂ©nuĂ© par lâesprit de discrĂ©tion et dâeuphĂ©misme qui caractĂ©rise toute cette littĂ©rature dĂ©jĂ courtoise et savante ; mais ce sont encore les bouffonneries non spĂ©cifiĂ©es dâune femme (appelĂ©e IambĂ© par HomĂšre) qui arrachent un Ă©clat de rire Ă la dĂ©esse. Les polĂ©mistes chrĂ©tiens des premiers siĂšcles se sont fort scandalisĂ©s de cette histoire, dont ils ont fait un reproche sanglant au paganisme, oubliant quâil en est dâaussi fĂącheuses dans lâAncien Testament et quâune religion qui dure et se transforme ne saurait ĂȘtre rendue responsable de quelques survivances grossiĂšres dâun lointain passĂ©. Ici encore, on est bien surpris de trouver quelque chose dâanalogue dans le Kojiki ou « livre des choses anciennes », publiĂ© au Japon, dâaprĂšs de vieilles traditions orales, en 712. Au milieu du dĂ©sordre produit par les ravages du dieu des TempĂȘtes, la « femme terrible du ciel » relĂšve le cordon de son vĂȘtement jusquâau-dessus de sa ceinture : alors « les 800 myriades de dieux rient en mĂȘme temps ». Cette curieuse analogie mâa Ă©tĂ© obligeamment signalĂ©e par M. Marcel HĂ©bert [DâaprĂšs Revon, Anthologie de la littĂ©rature japonaise p, 34, auquel ce rapprochement a Ă©chappĂ©.].
Nous connaissons aujourdâhui, grĂące Ă une dĂ©couverte de M. le professeur Diels, le type plastique attribuĂ© par lâart grec Ă Baubo [33]. Ce nâest pas, comme on le rĂ©pĂ©tait depuis Millingen [34], une femme nue assise sur un porc, par la raison que les statuettes de ce genre, assez nombreuses, ne montrent jamais de vĂȘtements retroussĂ©s. Des figures en terre cuite trouvĂ©es Ă PriĂšne nous ont rĂ©vĂ©lĂ© la vraie Baubo, sous lâaspect dâune femme sans poitrine et sans tĂȘte, ainsi formĂ©e quâĂ la surface du ventre dĂ©couvert est modelĂ©e une tĂȘte dont la draperie retroussĂ©e forme la chevelure. Le geste de Baubo, qui viole un des tabous sur lesquels repose la sociĂ©tĂ© humaine, doit ĂȘtre expliquĂ© comme un acte magique, un exorcisme, destinĂ© Ă mettre en fuite le mauvais dĂ©mon dont est possĂ©dĂ©e DĂ©mĂ©ter. Plutarque attribue le mĂȘme geste Ă des femmes lyciennes, qui, menacĂ©es tout ensemble par BellĂ©rophon et par un raz-de-marĂ©e, chassĂšrent Ă la fois, en se dĂ©voilant, lâenvahisseur et le flĂ©au naturel : hĂ©ros et flots reculĂšrent Ă©pouvantĂ©s [35]. LâAntiquitĂ© nous a conservĂ© deux histoires analogues [36], mais il est plus intĂ©ressant encore dâen rencontrer deux autres dans la littĂ©rature Ă©pique de lâIrlande. Les femmes de la cour du roi Conchobar se dĂ©voilent pour arrĂȘter la fureur de Cuchulainn ; le hĂ©ros irlandais recule aussi devant une vieille nourrice qui se dĂ©fend par le mĂȘme prestige. M. dâArbois a trĂšs justement rappelĂ©, Ă ce propos, lâhistoire de BellĂ©rophon et des femmes lyciennes [37].
Plus sur le sujet :
DâaprĂšs lâarticle de Salomon Reinach, « Le rire rituel », Cultes, mythes et religions, t. IV, Ăd. E. Leroux, 1912 et Revue de lâuniversitĂ© de Bruxelles, mai 1911, p. 585-602.
Notes :
[1] EusĂšbe, PrĂŠp. evang., IlI, init.
[2] Pausanias, IX. 3 (éd. Frazer, t. V. p. 19 sq.)
[3] Voir Frazer. The Golden Bough, t. 1, p. 277.
[4] Fragm. hist. graec., t. II, p. 30 ; Farnell, Cults, t. I. p. 179.
[5] Firmicus Maternus, De errore relig., 27 ; cf. Frazer, ibid., t. I. p. 226, qui cite beaucoup de cas oĂč la promenade divine se termine par la combustion ou lâimmersion de lâimage.
[6] Asterius, (…), p. 1136 ; cf. Farnell, Cults, t. II, p. 69.
[7] Aristote, Resp. Athen., III, 5 : (…). Cf. [Dem.], c. Neaer., c. 75, p. 1371. Voir Frazer, The Golden Bough, t. I., p. 229.
[8] HomĂšre, Il., XIX, 362.
[9] Il., I, 599 ; Od., VIII, 327.
[10] Suétone, Caligula, c. 57.
[11] Tite-Live, XLV, 28 ; Jovem velut praesentem intuens.
[12] Et maestum illacrimat templis abur, Ćraque sudant (Virgile, Georg., I. 480) ; cf. Ovide, MĂ©tam., XV, 792.
[13] Berthelot, Introduction Ă lâĂ©tude de la chimie, p. 19.
[14] Abel, Orphica, fragm. 236 ; Lobeck, Aglaophamus, p. 890.
[15] Hérodote, II, 81.
[16] Pausanias, X, 32.
[17] Plutarque, De Iside, c. 32.
[18] Esope, ap. Niceph. Greg., Hist. Byz., XVI, 4. p. 515 (cf. Lobeck, ibid., p. 891, qui cite dâautres exemples). Voir aussi MĂ©lusine, p. 200.
[19] Voir lâarticle « Larme » dans la Topobibliographie de l’abbĂ© Chevalier.
[20] Revon, Anthologie de la littérature japonaise, p. 39. Je dois cette indication à M. Marcel Hébert.
[21] Aristote, éd. Didot, t. III, p. 269, 7 et 31.
[22] Ibid., t. III, p. 144, 4 ; cf. Censorinus, De die natali, II, 7 (dâaprĂšs Vairon) ; Pline, Hist. nat., VII, 3.
[23] Voir W. Roscher, Die Tessarakontaden, Leipzig, 1909, p. 22.
[24] Aulu-Gelle, Noctes atticae, III, 16.
[25] Servius, éd. Thilo, p. 53
[26] Un an aprĂšs la publication de mon mĂ©moire, quâil ignorait, la lecture de celui de M. Roscher sur les Tessaracontades a suggĂ©rĂ© la mĂȘme explication Ă M. lâabbĂ© Lejay (Revue de philologie, janvier 1912, p. 5 et suiv.) ; averti par moi, il a loyalement reconnu que jâavais vu la vĂ©ritĂ© avant lui (ibid., p. 133).
[27] Salin, t. I, 72 (éd. Mommsen, p. 21) : Laetitiae sensus differtur in quadragesimum diem.
[28] Pline, Hist. nat., VII, 15, 72.
[29] SuĂ©tone, Virg., 4 : Aedo miti vultu fuisse…
[30] Servius, Ad Bucol., IV, 1.
[31] (…), HĂ©sychius, s. v. ; cf. Crusius, Untersuchungen zu Herondas, p. 129. La preuve quâil sâagit bien de (…) = venter est fournie par lâhistoire de la LacĂ©dĂ©monienne dans Plutarque (Mor., p. 241 b) : (…).
[32] Voir lâarticle « CycĂ©on » de Fr. Lenormant, dans le Dictionnaire des antiquitĂ©s de Saglio.
[33] Diels, Arcana cerealia (cf. Revue archéologique, 1907, t. II, p. 166 et Perdrizet, Bronzes Fouquet, p. 42).
[34] Voir lâarticle « Baubo », de Fr. Lenormant, dans le Dictionnaire des antiquitĂ©s.
[35] Plutarque, De mulierum virtutibus, p. 248.
[36] Dans Plutarque (Mor., p. 241 b), il sâagit dâune LacĂ©dĂ©monienne, qui, voyant son fils revenir du combat, lui montre son ventre et lui demande sâil veut y chercher refuge. Justin (I, 6, 14) rapporte que les femmes perses, lorsque lâarmĂ©e de Cyrus lĂącha pied, coururent vers les soldats et les exhortĂšrent de la mĂȘme façon : cunctantibus, sublaia veste, obscĆna corporis ostendunt, rogantes num in uteros matrum vel uxorum velint refugere. Hac repressi castigatione, in proelium redeunt. Plutarque et Justin ont altĂ©rĂ© pareillement les lĂ©gendes dont ils se sont faits lâĂ©cho ; ils les ont laĂŻcisĂ©es en Ă©liminant lâĂ©lĂ©ment magique. LacĂ©dĂ©monienne et Perses ont voulu, par un geste de dĂ©tresse suprĂȘme, exorciser les dĂ©mons de la peur ; les beaux discours quâon leur attribue sont incompatibles avec un acte aussi primitif. Le mĂȘme geste sert Ă exorciser le Diable ; cf. lâhistoire du diable de PapefiguiĂšre (Contes de La Fontaine) et une note du MusĂ©e de Ravestein (Bruxelles, 1882), t. III, p. 404.
[37] Revue celtique, t. XVI, p. 244. DâArbois reprochait Ă Zimmer dâavoir adoptĂ© une version tardive du Tain Boâ Cuailnge, oĂč il est question de femmes qui se retroussent, au lieu que, dans la version plus ancienne, elles se contentent de montrer leur poitrine, comme les Gauloises de Gergovie implorant la pitiĂ© des Romains (CĂ©sar, Bell. Gall., VII, 47, 5). Mais Zimmer avait raison ; la version rĂ©cente (celle du livre de Leinster) doit mettre en Ćuvre une rĂ©daction plus ancienne et plus authentique. Lâauteur chrĂ©tien dâun remaniement nâaurait jamais imaginĂ© ce dĂ©tail.