Nicolas Flamel, étude historique

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Les lignes que nous écrivons contribueront‑elles à l’événement que constituerait, pour nombre de lecteurs, le double démenti qu’eût été fictif ou que fût perdu le texte en langue latine du Livre des Figures hieroglyphiques ? D’ores et déjà, une seconde traduction, différente de celle d’Arnauld de la Chevallerie, confirme nettement que le latin original existe. En effet, les renseignements bibliographiques produits à son sujet, par deux auteurs de parfaite honnêteté, s’offrent trop précis pour que le moindre doute puisse venir à l’esprit le plus exigeant.

Robert Buchère, quelques mois avant que se déchaînât, en 1914, l’effroyable tourmente qui devait aussitôt l’engloutir avec presque toute l’infortunée jeunesse en pantalons rouges, découvrit, chez le docteur 0, à Toulon, cette translation, imprimée dont il prit la copie et dont voici la référence :

« Le Livre des Figures hieroglyphiques de Nicolas Flamel, écrivain. Traduit du latin en français par N. Perrot, sieur d’Ablancourt. A Paris, chez Augustin Courbe, en la galerie des merciers, à la Palme, 1660. »

Combien il aurait été préférable, vu sa réputa tion et ses mérites, que c’eût été Robert Buchère lui‑même qui eût exposé sa sensationnelle décou verte, plutôt que Fidel Amy‑Sage parlant d’après son ami défunt, tout à fait incidemment, dans une explication préliminaire. Celle‑ci précède la tra­duction, par Buchère, de Purissima Revelatio, dans l’un de ces numéros si intéressants de l’ancien Voile d’Isis [19].

Nous ne savons qui était ce « bon Dr O », de la sorte discrètement désigné par Buchère et que Fidel Amy‑Sage, de son côté, présente comme « un adepte de la Rosée croissante », pourvu d’une « riche bibliothèque ». En tout cas, du rarissime exemplaire pris par Buchère sur l’un des abondants rayons, s’échappa une fiche « de la main même du Dr O », tout de suite ramassée, copiée et transmise à son frère en Hermès, collaborateur du Voile d’Isis de la bonne époque :

« … Un sieur Arnauld de la Chevalerie, gentil homme poitevin… pour se procurer de l’argent et de la réputation… et pour quelques mystérieuses raisons qui nous échappent… se gardant bien, et pour cause, de reproduire le texte latin de Nicolas Flamel, a supprimé des passages entiers et, à mon avis, capitaux… pour en ajouter d’autres assez nom breux, de son cru spagyrique Ceux‑ci n’ont servi qu’à embrouiller et à tromper les chercheurs de bonne foi. »

Le jugement nous apparaît sévère, qu’il ne serait possible d’apprécier que par la confrontation du texte d’Arnauld avec celui du sieur d’Ablancourt. Quand Fidel Amy‑Sage range, sur le mode péjoratif, Eyrenée Philalèthe parmi les spagyristes, nous aimerions connaître le sens exact que donnait le docteur O à L’adjectif spagyrique, précisant la nature des passages, assez nombreux, ajoutés par le premier traducteur. Celui‑ci, on l’a vu, translata de façon irréprochable le traité latin d’Artephius. Pourquoi aurait‑il aussi profondément transformé celui de Nicolas Flamel ? Quoi qu’il en soit, les deux versions de la fin du chapitre III, présentées juxtaposées en manière de spécimens, par Fidel Amy‑Sage, diffèrent notablement, et la trouvaille de Robert Buchère infirme déjà le raisonnement de l’abbé Villain, concluant à un pastiche du sieur a de la Chevallerie Poitevin [20].

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Peut‑on déduire encore que Le Livre des Figures Hierogliphiques soit apocryphe, de ce que son auteur suspecté n’y porta pas correctement une date ? L’abbé Villain opine pour l’affirmative, qui, justement d’ailleurs, fait observer que, jusqu’au milieu du XVIe siècle, l’année commençait avec le jour de Pâques. Par suite, il n’admet point que Nicolas Flamel, « écrivain accoutumé à copier des pièces, et peut‑être à en composer », ait écrit « le vingt‑cinquiesme iour d’Avril suivant de la mesme année (1382) » au lieu de vingt‑cinquième jour d’avril après Pâques fleuries 1383. La fête de la Résurrection tombant, pour la première, le 6 avril, pour la seconde, le 22 mars [21].

Ce n’est pas là, vraiment, un argument décisif, comme le veut l’abbé Villain, car il n’est pas impossible qu’Arnauld ait rétabli le millésime, dans son français, selon que l’imposait, depuis quelque cinquante années, la loi de son temps. D’autre part, Nicolas Flamel lui‑même n’aurait‑il pas imaginé une première transmutation non moins fictive que sa date ? Nous sommes, quoique modestement, assez au fait de l’élaboration philosophique, disons même – afin de nous mieux faire comprendre par certains – de la synthèse physique, pour ne pas accepter facilement que le pieux philosophe de l’ancienne rue Marivaux l’ait non seulement pratiquée en hiver, mais encore l’ait suspendue, non sans grave préjudice, dans le but d’effectuer une transmutation du mercure ordinaire en argent, fût‑il le plus fin :

« Ce fust le 17 de Ianvier ; un Lundy environ midy, en ma maison, presente Perrenelle seule, l’an de la restitution de l’humain lignage mil trois cens quatre vingts deux [22]. »

Très vraisemblablement, afin d’instruire, avec sagesse, son lecteur, fils de science, soucieux du travail au fourneau, Nicolas Flamel rapprocha, cabalistiquement, les deux planètes Lune et Vénus, en intervertissant à dessein les deux jours de la semaine, qui leur sont impartis. L’abbé Villain, fort éloigné des méthodes didactiques familières aux alchimistes, triomphe alors et souligne l’erreur qu’il condamne sans réserve :

« En 1382, le 17 de Janvier étoit un vendredi, et non un lundi ; et ce ne peut être une faute de copiste : car y a‑t‑il quelque ressemblance entre ces deux noms vendredi et lundi ? De plus, le sieur de la Chevalerie a présenté la piece comme une traduction. Le copiste auroit donc lu die lunæ pour die veneris : la différence est encore plus énorme, et ne peut s’admettre [23]. »

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Certes, le pointilleux abbé n’aurait pas aussi aisément trouvé la faute, délibérée ou involontaire, s’il n’avait eu à sa disposition, dans l’édition princeps de 1750, L’Art de vérifier les dates ; ce monument d’érudition du à l’opiniâtreté laborieuse des bénédictins de Saint‑Maur, duquel l’imagination a peine à concevoir la colossale édification, dans l’idée vertigineuse du temps et des efforts nécessaires, impossibles à un seul homme. A l’égard de cette erreur chronologique, par lui dénoncée capitale, l’abbé Villain en appelle finalement à l’autorité des mêmes RR. PP. pour la circonstance Dom Tassin et Dom Toustain, de qui venaient de paraître les premiers volumes de leur Nouveaux traité de Diplomatique. Il y relève, au second tome, page 442, cet argument inductif, qu’une foule de caracteres favorables ne résisteroit pas à un désavantageux, s’il étoit de nature a ne pouvoir compatir avec une piece vraie, et il en tire discrètement, en note, la conclusion décisive, chère à son opinion préconçue :

« Quelque naïveté qu’il paroisse dans le récit que l’on fait faire à Flamel, des dates si visiblement fausses, sur tout la derniere, doivent décider de toute l’histoire, et la faire regarder comme inventée a plaisir [24]. »

Il nous serait loisible d’appliquer à l’érudit ecclésiastique le raisonnement qu’il utilisa avec tant de rigueur, quand nous voyons que se transforma, sous sa plume, la fin de la longue inscription de la maison célèbre, sise 51 rue de Montmorency, dans le troisième arrondissement. Nous reparlerons de cette demeure édifiée par Nicolas Flamel, sur laquelle chacun peut lire, comme nous l’avons nous‑même très bien lue tout récemment encore, au‑dessus des ouvertures inférieures, en caractères gothiques, la curieuse profession de foi, édifiante et collective. Nous en respectons d’abord l’orthographe et les abréviations et la faisons suivre de sa leçon moderne :

« NOUS HOMES ET FEMES LABOUREURS DEMOURANS OU PORCHE DE CETTE MAISON QUI FU FCE EN LAN DE GRACE MIL QUATRE CENS ET SEPT. SOMES TENUS CHASCU EN DROIT SOY DIRE TOUS LES IOURS UNE PATENOSTRE ET I AVE MARIA EN PRIANT DIEU Q DE SA GRACE FACE PARDO AUS POVRES PECHEURS TRESPASSEZ. AMEN. »

« Nous hommes et femmes laboureurs habitant le porche [25] de cette maison qui fut faite en l’an de grâce mil quatre cent sept, sommes tenus chacun en droit soi dire tous les jours une patenôtre et un Ave Maria, en priant Dieu que de sa grâce fasse pardon aux pauvres pécheurs trépassés. Amen. »

Au demeurant, ce que nous allons relever semblera peu de chose ; toutefois nous n’acceptons pas qu’un investigateur aussi vétilleux ait pu voir, comme suit, la partie que nous soulignons maintenant, dans cette épigraphe s’étirant sur une seule ligne et dont il prend soin de nous dire, pour affirmer l’exactitude de son examen, qu’« elle a été nettoyée depuis peu » :

« … en priant Dieu Fils et sa Mère faire pardon aux pauvres pécheurs trespassés. Amen [26]. »

Quelques lettres étaient frustes, vers le milieu du siècle dernier, mais seulement dans le mot demourans et les quatre qui suivent. Sur la façade, non moins transformée que la destination première de cette construction, telle quelle restée de grand intérêt, une plaque commémorative nous apprend :

« MAISON DE NICOLAS FLAMEL ET DE PERNELLE SA FEMME. POUR CONSERVER LE SOUVENIR DE LEUR FONDATION CHARITABLE LA VILLE DE PARIS A RESTAURÉ EN 1900 L’INSCRIPTION PRIMITIVE DATÉE DE 1407. »

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Dans les premières années du XVe siècle, la rue de Montmorency se trouvait, à environ cinquante mètres, passé la vieille porte de Philippe‑Auguste encore debout parallèlement à la rue aux Oües (maintenant aux Ours), dans ce quartier, ou plutôt dans ce faubourg de la capitale, qui relevait du prieuré de Saint‑Martin‑des‑Champs.

Que les moines, tant jaloux de leurs privilèges, aient traité aussi facilement avec Flamel et qu’ils l’aient autorisé à construire une maison importante, d’usage hospitalier, laquelle devait s’appeler le Grand Pignon, nous n’en sommes point surpris, puisque nous avons tout lieu de croire que l’alchimie était pratiquée en quelque officine secrète du cloître.

Pierre de Montereau, constructeur de leur réfectoire [27], au début du XIIIe siècle, ne devait‑il pas bientôt édifier la Sainte‑Chapelle et l’enrichir d’allégories alchimiques, disparues quant aux sculptures, mais dont la meilleure partie sans doute subsiste dans les merveilleux vitraux s’illuminant au sud. Notre maître Fulcanelli a parlé de ce trésor d’ésotérisme, dont il a même fourni, en spécimen, un fragment, dessiné et peint par Julien Champagne, figurant le massacre des Innocents [28].

Ajoutons, maintenant, ce que Flamel et notre maître n’ont pas dit et qui découle des opérations par voie sèche au laboratoire. C’est au cours de la partie médiane de l’élaboration philosophale, c’est‑à‑dire du second oeuvre, que l’universelle immolation se produit. Les Innocents sont saisis, un à un, en surface, à la manière du pêcheur ferrant les poissons à la ligne.

C’est ici le lieu qu’on se penche sur l’image du poêle alchimique de Winterthur, puis, en particulier, sur celle du Mutus Liber, où le couple parfait, renouvelé de Nicolas et de Pérennelle, pêche, à la ligne, le royal Dauphin [29].

L’holocauste rapporté par saint Matthieu, au verset 16 du chapitre II de son Evangile, s’offre en allégorie de la phase importante du Grand Œuvre, qui est celle des aigles ou sublimations :

« Alors Hérode, voyant qu’il avait été joué par les mages, entra dans une grande colère ; et il envoya tuer tous les enfants qui étaient à Béthléem et dans tous les environs, depuis l’âge de deux ans et au‑dessous, selon le temps dont il s’était enquis auprès des mages. »

C’est Nicolas Flamel, lui‑même, qui établit le rapport, en ses Figures Hierogliphiques, à propos du livre singulier qui lui « tomba entre les mains », duquel il dit encore, qu’il se montrait « doré, fort vieux, & beaucoup large », et que ses pages étaient « escriptes avec une poincte de fer, en belles & tres nettes lettres latines colorées » :

« Au dernier revers du cinquiesme fueillet, il y avait un Roy avec un grand coutelas, qui faisoit tuer en sa présence par des soldats, grande multitude de petits enfans, les meres desquels pleuroient aux pieds des impitoyables gendarmes, le sang desquels petits enfans, estoit puis apres recueilly par d’autres soldats, & mis dans un grand vaisseau, dans lequel le Soleil & la Lune du Ciel se venoient baigner. »

Notre savant alchimiste, selon son habitude, ne laissa pas de confier à l’iconographie cette phase importante de l’alchimie opérative dont il était fervent disciple. C’est ainsi qu’au cimetière des Innocents, nous l’avons dit précédemment, sur la quatrième arche, en entrant par la grande porte de la rue Saint‑Denis et tout de suite à main droite, Nicolas Flamel fit sculpter et peindre trois petits cartouches qui figuraient, fort abrégé, le grand massacre de Judée.

On pourra compléter encore notre contribution à la mise en pratique de l’allégorie des saints Innocents égorgés, par le passage que nous empruntons à notre volume Alchimie et qui vient en similitude avec l’une des circonstances dramatiques de la conquête de la Toison d’Or :

« De même voit‑on, au cours du travail alchimique, la partie pure du composé se séparer de la masse putréfiée, s’éloigner de tout danger et s’élever à la surface, véhiculée par un corps nouveau, de complexion subtile et semblable à elle sous le rapport de la perfection. C’est ainsi qu’Hermès, dans sa Table d’Emeraude, s’adresse au fils de la doctrine et lui conseille d’opérer :

« Tu sépareras la terre du feu, le subtil de l’épais, doucement, avec grande industrie [30]. »

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