Entretien avec Abellio par Marie-ThérÚse de Brosses (extraits).
Voici un entretien publiĂ© en 1966 – Ă©dition Pierre Belfond, par Marie-ThĂ©rĂšse de Brosses ; cet entretien fait rĂ©fĂ©rence Ă l’ouvrage d’Abellio, Bible, document chiffrĂ© & livre une vision complĂ©mentaire de la Kabbale selon Abellio mais aussi nous permet de comprendre oĂč peut se situer la clĂ© de la Kabbale…
Spartakus FreeMann
Pages 168 – 174
RA : J’ai dĂ©gagĂ© du brouillard une clĂ© dont la base mathĂ©matique est d’ailleurs suggĂ©rĂ©e parfois dans la Tradition, mais sans que cette base ait fait l’objet, Ă ma connaissance, d’une Ă©tude systĂ©matique. Il s’agit de la structuration polygonale du cercle en vingt-deux polygones rĂ©guliers, exactement le nombre des lettres de l’alphabet hĂ©braĂŻque. La clĂ©, ce fut de faire correspondre Ă chaque lettre le nombre des cĂŽtĂ©s de ces polygones. On obtenait ainsi, pour les lettres, une suite de valeurs tout Ă fait diffĂ©rente de la suite habituelle en usage chez les Ă©sotĂ©ristes. Et, dĂšs le dĂ©part, ce fut foudroyant. Les premiers essais d’application m’ont donnĂ© des concordances bouleversantes avec les nombres de la Kabbale, des concordances par dizaines, par centaines. Et un jour, Ă la fin de 1946, Pierre de Combas me dit, avec beaucoup d’humilitĂ© : « Bien, je ne m’occupe plus de ces choses-lĂ , c’est vous qui vous en occuperez, vous avez sĂ»rement trouvĂ© quelque chose ».
MTB : Et vous n’avez pas alors renversĂ© les rĂŽles ?
RA : Il n’en Ă©tait pas question ! Sur un certain plan d’exĂ©gĂšse biblique ou d’enseignement verbal, P. de Combas Ă©tait irremplaçable. Je n’ai pas connu d’homme plus Ă©vocateur, plus illuminateur. LĂ , il touchait au noyau fondamental, irrĂ©ductible et indestructible de l’Ă©sotĂ©risme. Il avait beau ĂȘtre faillible au-delĂ , cela n’avait pas d’importance quant aux principes. RĂ©ellement, par lui, l’influence spirituelle passait. C’est d’ailleurs un des enseignements essentiels de l’Ă©sotĂ©risme, que mĂȘme les erreurs contiennent une part positive, et dĂ©couvrir cette part est plus important que de dĂ©noncer l’erreur, ce qui est une attitude seulement nĂ©gative. C’est l’esprit mĂȘme de ces exercices qui Ă©tait valable. Il m’avait enseignĂ© que les nombres sont des noeuds qualitatifs, des pĂŽles de structures et pas seulement des additions de quantitĂ©s. C’est par lui au fond que j’ai dĂ©couvert le structuralisme, c’est-Ă -dire que les relations entre les termes sont plus importantes que les termes. Et, Ă partir de lĂ , bien d’autres choses. Eh bien, voyez-vous, pour nous en tenir Ă cet exemple, je n’ai pas l’impression que la majoritĂ© des Ă©sotĂ©ristes manient la science numĂ©rale dans cet esprit dialectique. MĂȘme GuĂ©non. Et c’est quand mĂȘme une pierre de touche significative. Cela laisse penser que leur adhĂ©sion aux principes de base, tout en Ă©tant parfaitement sincĂšre, n’a pas en eux une force de conversion suffisante.
MTB : C’est ça ! Il y a d’un cĂŽtĂ© les Ă©sotĂ©ristes et de l’autre l’Ă©sotĂ©risme !
RA : Ils répÚtent, ils ne recréent pas.
MTB : Inversement, devant cet ouvrage diffus et complexe que vous avez intitulĂ© La Bible, document chiffrĂ©, ils doivent penser que vous, vous avez trop créé…
RA : C’est exact. J’ai commis l’excĂšs inverse. Je me suis tout de suite trouvĂ©, avec ma clĂ©, devant une telle profusion, un tel foisonnement de rĂ©sultats que j’ai Ă©tĂ© pris d’une sorte de vertige. J’aurais pu me contenter de cet Ă©tat et le nommer « illumination » sans mentir mais, en bon rationaliste, j’ai voulu mettre de l’ordre et explorer la chambre aux trĂ©sors et, pendant deux ans, je m’y suis perdu. C’est l’expĂ©rience habituelle de la science : Ă mesure qu’on avance, non seulement l’horizon s’Ă©loigne ou recule, mais il s’Ă©largit. J’ai Ă©crit les deux volumes de La Bible, document chiffrĂ©, pour me sauver de cet Ă©tat, qui me stĂ©rilisait, si j’ose dire, par excĂšs de plein. Mais je n’avais pas autant d’esprit critique qu’aujourd’hui, et le rĂ©sultat ce sont ces deux livres mal dĂ©cantĂ©s, aventureux en beaucoup d’endroits et qu’il faudrait refondre…
MTB : Vous le ferez sûrement un jour.
RA : Peut-ĂȘtre. Je ne sais pas.
MTB : En tout cas, vous avez dû vivre, en les écrivant, une aventure spirituelle passionnante.
RA : Certainement.
MTB : Vous admettiez, comme postulat, que l’hĂ©breu est une langue initiatique ?
RA : Je l’admettais, en effet, parce la GenĂšse de MoĂŻse est un livre capital, le livre de base de tout notre cycle historique. Mais trĂšs vite, cette conviction se renforça en moi. Les premiĂšres applications numĂ©rales firent apparaĂźtre, dans ce texte, un foisonnement de coĂŻncidences si extraordinaires, que le hasard ne pouvait sĂ»rement pas expliquer, et d’une contexture si serrĂ©e que la question s’imposait d’elle-mĂȘme : aucun esprit humain ne peut ainsi enfermer tant de choses sous un volume si rĂ©duit. Cette analyse, Ă laquelle je procĂ©dais et qui paraissait sans fin, impliquait de la part des rĂ©dacteurs du texte une puissance de synthĂšse dĂ©passant les possibilitĂ©s humaines telles que nous les connaissons aujourd’hui.
MTB : La notion de rĂ©vĂ©lation s’imposait ?
RA : La notion d’une origine particuliĂšre et inconnue.
MTB : Peut-ĂȘtre extra-terrestre ?
RA : Pourquoi non ? C’est ce que dit Jan Sendy dans ses Cahiers de Cours de MoĂŻse.
MTB : Comment procédiez-vous dans ce déchiffrage ?
RA : Par les techniques kabbalistiques dites de la « guĂ©matrie ». Chaque lettre a une valeur numĂ©rique. L’addition de ces valeurs donne la valeur des mots. Mais ces valeurs se dĂ©composent en partie « mĂąle » et en partie « femelle » puis se recombinent et ouvrent des cycles de nombres qui sont de vĂ©ritables Ă©quations mĂ©taphysiques, des structures. TrĂšs vite, on dĂ©bouche dans un structuralisme que d’ailleurs toute la Kabbale Ă©voque puisqu’elle est bĂątie autour d’une structure centrale Ă dix pĂŽles, dite Arbre des Sephiroth, qui est une thĂ©ogonie, tandis que la GenĂšse de MoĂŻse est une cosmogonie. On ne peut pas comprendre la GenĂšse sans passer d’abord par les Sephiroth.
MTB : Les Sephiroth sont pour vous, aujourd’hui, la mĂȘme chose que ce que vous appelez la « structure absolue » ?
RA : C’en est une des formes…
MTB : Ces techniques kabbalistiques sont-elles faciles Ă apprendre ?
RA : TrĂšs faciles. La question n’est pas lĂ . Elle est de ressaisir dans une opĂ©ration intellectuelle unique le foisonnement des cycles de nombres, pour donner un sens philosophique Ă ces cycles. C’est une lutte perpĂ©tuelle contre le vertige, tant le foisonnement est rapide. Ce vertige vous tire hors de vous-mĂȘme et vous devez lui opposer une concentration de force Ă©gale. Je n’ai jamais Ă©tĂ© si constamment tirĂ© hors de moi-mĂȘme et si concentrĂ© en moi.
MTB : Vous avez, dirait-on, la nostalgie de cet état.
RA : Parfois oui. Mais le « Moi » dont je parle n’Ă©tait pas alors suffisamment conscient de lui-mĂȘme. D’oĂč cette dispersion, dans ces deux livres. Mais j’avais quand mĂȘme l’impression que s’ouvraient en moi d’Ă©tranges pouvoirs, que je ne contrĂŽlais d’ailleurs pas du tout. Il m’est mĂȘme arrivĂ© durant ce travail de curieuses aventures. Je vivais en Suisse dans le village de Chexbres, sur la corniche du LĂ©man, et vers quatre heures de l’aprĂšs-midi, tous les jours, mon travail terminĂ©, je partais sur le plateau ; il y avait lĂ des bois qui s’Ă©tendent sur des kilomĂštres, et je marchais deux ou trois heures durant. Un jour, j’avais spĂ©cialement travaillĂ© sur un des nombres qui traduisent l’AĂŻn Soph hĂ©braĂŻque, c’est-Ă -dire l’IndĂ©terminĂ©, un des nombres supĂ©rieurs de la structure sĂ©phirotique. Ce nombre est de 13.861 et se prĂȘte par sa dĂ©composition Ă une mĂ©diation sans fin. C’est cette mĂ©ditation que je poursuivais ce jour-lĂ dans ma forĂȘt, et je m’Ă©tais finalement trĂšs Ă©loignĂ©. Pour rentrer, car il Ă©tait tard, je me suis rabattu sur la route la plus proche, Ă cinq ou six kilomĂštres de mon point de dĂ©part, et au sortir du sentier forestier je me suis trouvĂ© Ă un endroit oĂč je passais pour la premiĂšre fois. Il y avait lĂ une maison, Ă l’embranchement de la route et devant la maison, une voiture avec la plaque du canton de Vau : VD 13.861. Un petit signe amical du destin… Ă l’Ă©poque il y avait dans le pays de Vaud Ă peu prĂšs cinquante mille voitures, immatriculĂ©es de 1 Ă 50.000.
MTB : Vous n’attribuez pas ce fait au hasard ?
RA : Je n’en sais rien. Ă ce moment-lĂ , cette rencontre m’a donnĂ© beaucoup Ă penser.
MTB : Quel accueil les ésotéristes ont-ils fait à ces deux livres ?
RA : Un accueil partagĂ©. Les Kabbalistes sont des gens susceptibles, qui font de la Kabbale un domaine rĂ©servĂ©, quelques-uns ont Ă©tĂ© pour, tout Ă fait, d’autres en majoritĂ©, tout Ă fait contre, et avec une hostilitĂ© sans mesure. Ce que je reproche Ă ces derniers, c’est de ne pas avoir procĂ©dĂ© par eux-mĂȘmes Ă une vĂ©rification sĂ©rieuse. La clĂ© ouvre sĂ»rement une porte, mĂȘme si l’on ne voit pas encore trĂšs bien ce qui est derriĂšre et qui brille dans l’ombre. Ma clĂ© n’Ă©tait pas celle qu’on leur avait enseignĂ©e, ils la rejetaient. C’est un peu court, d’autant plus que leur clĂ©, elle, n’ouvre aucune porte… En dehors des Kabbalistes, il y a eu des religieux, ce JĂ©suite par exemple, qui disait que je mettais par terre deux mille ans d’exĂ©gĂšse chrĂ©tienne. Je ne mets par terre rien du tout…
Pages 210 â 213
RA : … De mĂȘme le texte de moĂŻse. N’oubliez pas que ce texte, Ă l’origine, n’est composĂ© que de consonnes, il n’est pas fait pour ĂȘtre vocalisĂ©. Pour pouvoir prononcer ce texte, il faut ajouter aux lettres une ponctuation, dit « massorĂ©tique », en vertu de quoi il peut ĂȘtre « dit ». Avant l’adjonction de cette ponctuation, vous n’avez qu’un dessin susceptible de plusieurs prononciations et de nombreux sens : ainsi le premier mot de la GenĂšse, Bereshith, que vous pouvez traduire Ă la fois par « au commencement » ou bien « il crĂ©a six », ce qui introduit le senaire de la structure absolue. Je n’arrive pas Ă croire que ces « idĂ©ogrammes » astrologiques ou bibliques soient spĂ©cialement créés pour l’analyse que nous en faisons. Ou plutĂŽt cette analyse ne peut pas ĂȘtre le dernier stade de la recherche; ils doivent ĂȘtre des moyens d’une connaissance synthĂ©tique et immĂ©diate, c’est-Ă -dire d’une communication supĂ©rieure, une vision plutĂŽt qu’une diction.
MTB : Cela implique l’existence de « supĂ©rieurs inconnus » ?
RA : Pourquoi no ?
MTB : Qui ne sont pas forcĂ©ment des ĂȘtres terrestres ?
RA : L’origine du texte biblique comme celle de la tradition astrologique constitue des mystĂšres sans fond. L’un des deux livres de la Kabbale, le Sepher ha-Zohar contient deux ou trois mille pages de textes allĂ©goriques, pleins de redites, d’interpolations, le tout trĂšs inĂ©gal de ton, avec des passages absolument hermĂ©tiques, un noyau trĂšs dense, Ă cĂŽtĂ© de longues tirades dĂ©cousues et d’envolĂ©es presque surrĂ©alistes, mais le tout bourrĂ© de nombres qui semblent apparaĂźtre au hasard. Je conçois trĂšs bien que des chercheurs passent leur vie Ă essayer de dĂ©socculter nombre aprĂšs nombre cet apparent fatras, de mĂȘme qu’il y a des dizaines et peut-ĂȘtre des centaines d’instituteurs en retraite qui pĂąlissent sur la dĂ©monstration Ă©garĂ©e du thĂ©orĂšme de Fermat. Pourtant je crois que lĂ comme ailleurs la Tradition s’est encombrĂ©e au cours des Ăąges de gloses et de commentaires surajoutĂ©s qu’il faut dĂ©blayer pour dĂ©gager le centre vital, le germe qui importe seul, et qui est la pure « structure » qu’on appelle en Kabbale, l’Arbre des Sephiroth, en astrologie le Zodiaque, et en hermĂ©tisme le Tarot. C’est par lĂ qu’il faut commencer ou plutĂŽt recommencer, par un « retour au commencement » qui eĂ»t enchantĂ© Husserl, comme un parfait exemple de dĂ©capage des Fondements. On est alors en pleine abstraction, diront certains, en pleine dĂ©sincarnation, renchĂ©riront d’autres. Je crois qu’au contraire on est au coeur des choses elles-mĂȘmes. Vous allez me dire aussi qu’en dĂ©bouchant ainsi sur la « structure absolue », j’essaie de tendre un fil continu entre deux Ă©poques extrĂȘmes de ma vie, comme si je voulais Ă toute force donner un sens Ă celle-ci. Pourquoi pas ? Je ne prĂ©tends pas du tout lui avoir donnĂ© ce sens moi-mĂȘme, en toute conscience. Mais rien ne m’empĂȘche de dĂ©couvrir ce sens, rĂ©trospectivement, et de considĂ©rer sa genĂšse, en moi, comme mon dernier problĂšme et, finalement, mon seul problĂšme.
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