Les rois des envoûtements

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Nous vous proposons ici la lecture d’extraits d’articles parus dans Le Figaro concernant les rois des envoûtements dans l’affaire abbé Boullan – Stanislas de Guaita qui défraya la chronique dans le milieu occultiste de la fin du 19e siècle.

Le premier article est dû à la plume de Philippe Auquier et est paru dans Le Figaro du 7 janvier 1893.

LE ROI DES EXORCISTES

L’abbé Boulan, celui-là même que J.-K. Huysmans nous présentait naguère, dans Là-Bas, sous le nom du docteur Johannes et qui s’était vu donner, par la plupart de nos occultistes, le titre de roi des exorcistes, vient de mourir. Un télégramme de Lyon, dont ce curieux homme avait depuis longtemps fait sa résidence, nous apprend qu’il a rendu subitement le dernier soupir.

La nouvelle frappera d’autant plus les initiés que l’abbé était, il y a quelques semaines, à Paris, plein de santé et de projets et plus fort que jamais contre les maléfices déchaînés contre lui par les apôtres de la magie noire.

C’était une bien singulière figure que celle de ce prêtre pour qui, suivant certains, les problèmes les plus obscurs du Surnaturel n’avaient su garder leur secret.

On peut le dire aujourd’hui, le public se leurra le jour où il accorda à M. Péladan — sur la seule foi de ses affirmations et étant donnée la fantaisie de ses costumes — le plus haut grade dans l’armée des amants de Psyché. Parmi ceux qui vouèrent leur vie à l’étude de l’occultisme, Boulan avait droit à la première place. C’était un apôtre dans l’acception la plus stricte du mot.

Ordonné prêtre, alors qu’il était jeune encore, celui qui devait assumer la tâche de propager les vieilles doctrines Johanniques, en notre époque sans foi, exerça pendant de longues années à Paris. Cœur orgueilleux, cerveau inquiet et assoiffé d’absolu, il se livra dès lors de toute la force de sa pensée aux études théologiques. Lentement le mysticisme vague dont il s’était senti dès sa jeunesse possédé se précisait. Un jour, comme il avait obtenu le diplôme de docteur, on le fit aumônier d’un couvent de religieuses. Déjà des idées hardies, bien faites pour lui valoir les rigueurs des chefs du catholicisme moderne, le tenaient. Il se sentait, disait-il, « délégué par le ciel pour combattre Satan et pour prêcher la venue du Christ glorieux et du divin Paraclet ».

Le milieu dans lequel il vivait se prêtait d’ailleurs admirablement â ses projets. Parmi les nonnes plusieurs se plaignaient d’avoir à subir les atrocités des incubes. L’aumônier, par la seule puissance de ses invocations, les en débarrassa. Dans le couvent, les pratiques du mysticisme le plus ardent devinrent quotidiennes. Le haut clergé s’émut. On convoqua, à l’archevêché, l’abbé Boulan, pour l’examiner sur les doctrines dont il se faisait ainsi, — à l’encontre des règles édictées à Rome — le propagateur. Les explications qu’il donna furent catégoriques. Sa mise en interdit en résulta.

Du Vatican, où il s’était aussitôt rendu pour protester contre la mesure disciplinaire qui le frappait, l’abbé Boulan fut chassé. Les cardinaux bafouèrent ce prêtre qui osait lever le front et se révolter contre l’Église tout entière, pour le triomphe de ce qu’il croyait être la vérité.

Alors, l’interdit rentra en France, plus convaincu encore qu’il ne l’était avant d’avoir encouru les fulminantes apostrophes de la curie romaine. Réfugié à Lyon dans la famille d’un architecte de ses amis et de ses adeptes, il travailla et, dès lors, prêcha sans cesse la douceur et le relèvement du monde par l’amour.

Bien des personnes qui le visitèrent depuis, et qui n’étaient ni folles ni menteuses, m’en ont fait un très édifiant portrait. D’aucunes lui attribuèrent de véritables miracles.

Car à ses qualités spirituelles, à la puissance que lui donnait son caractère sacerdotal, était venue s’ajouter une puissance nouvelle : intéressé surtout par les sciences psychiques, l’abbé Boulan était devenu l’un des plus expérimentés magnétiseurs. Poursuivi pour avoir, par ses manœuvres, soulagé un assez grand nombre de serviteurs de sa cause, il fut même condamné à la prison pour exercice illégal de la médecine.

On s’est arrêté, il y a quelque temps, dans la presse aux résultats obtenus par M. de Rochas, au cours de ses recherches sur l’envoûtement. S’il faut en croire certains, l’abbé Boulan allait bien plus loin que le savant occultiste. Il renvoyait le mal à l’envoûteur.

La manière dont l’abbé s’y prenait a été révélée, on s’en souvient, par l’original et vigoureux écrivain de A Rebours et de Là-bas.

Si, craignant un envoûtement, vous consultiez l’apôtre, il commençait par endormir une voyante et lui faisait expliquer dès qu’elle était prise du sommeil somnambulique la nature du sortilège subi. Si le cas était grave, il recourait « au sacrifice de gloire de Melchissédec » qui se pratique ainsi :

Sur un autel, composé d’une table, d’un tabernacle de bois, en forme de maisonnette, surmonté d’une croix cerclée sur le fronton par la figure du Tétagramme, l’officiant fait apporter le calice d’argent, les pains azymes et le vin. Puis, ayant revêtu des habits sacerdotaux, une longue robe vermillon, serrée à la taille par une cordelière blanche et rouge, et un manteau blanc découpé sur la poitrine en forme de croix renversée — il commence à lire les prières du sacrifice.

Le consultant est placé près de l’autel. Continuant ses oraisons, le prêtre pose sa main gauche sur la tête de l’envoûté, puis étendant son autre main, il supplie l’archange saint Michel de l’assister et adjure les glorieuses légions des anges d’enchaîner les esprits du mal. Enfin vient le moment de la prière déprécatoire, et l’officiant la clame par trois fois après avoir posé sur l’autel la main du consultant. Le pain azyme et le vin sont ensuite offerts à ce dernier et le sacrifice prend fin.

On serait vraiment surpris en apprenant le nom du Parisien connu qui assure avoir été ainsi débarrassé presque instantanément par le « saint » de Lyon d’une affection grave, due, croyait-il, aux pratiques d’un de ses ennemis adhérant à la Rose-Croix.

En entravant de toute la force de son pouvoir l’œuvre des Kabalistes pratiquant la magie noire, Boulan s’était attiré toute leur haine. Il ne comptait plus les entreprises vipérines du sàr Péladan ni les embûches de son implacable ennemi le rose-croix Stanislas de Guaïta, toujours prêt, paraît-il, à tourmenter ceux qui le gênent par les charmes de la plus odieuse sorcellerie.

Aussi le voyage qu’il fit récemment à Paris émut-il profondément les initiés. On chercha longtemps sans les trouver les causes de ce déplacement. Boulan était descendu, sous un faux nom, à l’hôtel des Missions Catholiques, rue Chaumel. Personne ne put découvrir sa retraite. Il put regagner Lyon sans avoir eu à subir les tortures de l’interview.

Un hasard me permit à ce moment de le rencontrer chez un ami commun. C’est pourquoi, seul peut-être entre les profanes, je puis aujourd’hui révéler que Boulan n’était pas venu à Paris pour autre chose que pour préparer une très importante publication, intéressante pour tous ceux qui professent le culte du mystère, celle du Zohar.

Au moment où, poursuivant ce but, il allait une seconde fois venir dans la capitale, la mort l’a frappé. Les fervents de la Kabale font en sa personne une grande perte. Boulan était une âme hautaine et comme on en trouve peu, par ces temps de vils compromis.

Philippe Auquier.

LE FIGARO, Samedi 7 Janvier 1893

Le second article est de Horace Bianchon et est paru le 10 janvier 1893, à la suite donc du premier.

L’ENVOÛTEMENT

Le jour même où le Figaro retraçait la bizarre existence du docteur Johannes, de cet abbé Boullan qui vient de mourir et qui fut le dernier des exorcistes de profession, j’assistais, chez un médecin de la rue de Madrid, à une série d’expériences pratiquées par un homme qui est en droit de s’appeler « le dernier des envoûteurs », le dernier en ce sens surtout qu’il essaie de casser le vieux joujou des maléfices, pour regarder ce qu’il y a dedans.

Le lendemain, M. Jules Bois, que l’on sait être un des apôtres les plus fervents du mysticisme littéraire, publiait dans Gil Blas un long et curieux article où très nettement il accuse le sar Joséphin Péladan et son émule, M. Stanislas de Guaita, d’avoir tué par envoûtement, après menaces imprimées, ce même abbé Boullan, contre qui la Rose+Croix luttait depuis quelques années avec un incroyable acharnement, par le moyen d’esprits perpétuellement occupés à porter de Paris à Lyon force microbes pathogènes et les plus subtils des poisons.

M. J.-K. Huysmans, le maître romancier de A Rebours et de Là-Bas, grand ami du défunt, serait depuis un an en butte à des coups de poing fluidiques qui l’assaillent de nuit et qui lui viendraient de l’auteur du Vice suprême.

Cette bataille des esprits, ce Waterloo aérien, évocation des temps fumeux du moyen âge, c’est si inattendu en janvier 93, les expériences plus rigoureusement scientifiques auxquelles j’ai assisté hier me paraissent si intéressantes, et nous voilà si loin du Panama avec les préoccupations supra-terrestres de ces démonologues et de ces savants, que nos lecteurs nous sauront gré de les mettre au courant de ce chapitre de magie.

Le mot envoûtement — qui doit venir de in vultus et qui devrait s’écrire envoultement — signifie l’acte que voici :

Vous haïssez quelqu’un jusqu’à vouloir sa mort, mais non jusqu’à risquer l’échafaud pour vous-même ; vous fabriquez ou faites fabriquer, de préférence en cire, à l’image de votre ennemi, une effigie approximative, Sathan n’étant pas exigeant pour la ressemblance. Vous appliquez sur l’effigie un mouchoir dérobé à l’objet de vos haines, et désormais c’est l’image — le volt, pour être technique — qui détient la sensibilité et la vitalité de son modèle. Dès lors, pétrissez cette image, pénétrez-la d’aiguilles, écrasez-lui le crâne, et la réduisez en miettes, c’est la mort aux mêmes instants, la mort dans d’affreuses tortures pour le monsieur que vous abominez. Et le procureur de la République ne croyant certainement pas à la magie noire, c’est pour vous, assassin délégué de Dieu ou du diable, l’impunité à jamais assurée.

A quelques paroles kabbalistiques près, la recette que je vous donne suffit dans la plupart des cas.

Pour plus amples renseignements, je renvoie mes lecteurs au chap. XLIII du Vice suprême, déjà cité : ils y liront, avec de très complets détails, comment procède le sar, quand il daigne opérer lui-même, pour taquiner quelque critique qui répugne à son genre de talent, ou se débarrasser d’un exorciste lyonnais dont la gloire l’empêchait de dormir !

Ceux qui connaissent mal l’évolution très marquée d’une partie de la littérature contemporaine vers le mysticisme et le spiritisme seront seuls à s’étonner de voir un esprit aussi sagace, aussi subtil que M. J.-K. Huysmans (un des disciples de Médan !) ajouter foi aux pratiques démoniaques.

Dans son dernier livre, Là-Bas, il était déjà longuement question de satanisme. Dans son prochain volume, qu’il compte intituler En Route, l’auteur reviendra de nouveau sur ce sujet qui lui est cher et qu’il sait à merveille.

J’ai voulu voir M. Huysmans et M. Jules Bois, qui lui prête, dans le Gil Blas, des propos si accusateurs à l’égard du sar Péladan.

Voici ce que m’ont dit l’un et l’autre de ces messieurs :

« — Il est incontestable que Guaita et Péladan pratiquent quotidiennement la magie noire. Ce pauvre Boullan était en lutte perpétuelle avec les esprits méchants, qu’ils n’ont cessé, pendant deux ans, de lui envoyer de Paris. Rien n’est plus imprécis que ces questions de magie, mais il est tout à fait possible que notre pauvre ami Boullan ait succombé à un envoûtement suprême.

— Moi qui vous parle, ajouta l’auteur d’A Rebours, je suis certain que Péladan et Guaita ont, fait tout ce qu’ils ont pu pour me nuire. Et tenez ! chaque soir, à la minute précise où je vais m’endormir, je reçois sur le crâne et sur la face… comment dirais-je… des coups de poing fluidiques. Je voudrais croire que je suis tout bonnement en proie à de fausses sensations purement subjectives, dues à l’extrême sensibilité de mon système nerveux ; mais j’incline à penser que c’est bel et bien affaire de magie. La preuve, c’est que mon chat, qui ne risque pas, lui, d’être un halluciné, a des secousses à la même heure et de la même sorte que moi. En outre, il est certain que Mme Thibaut, la digne femme que j’ai connue chez l’abbé Boullan, m’a, une fois déjà, délivré de ce maléfice. Depuis que notre ami est mort, la sensation bizarre de chaque soir a redoublé. »

Le récit de M. Huysmans ne ressemblait en rien à une mystification à la façon de Baudelaire. Il montre, mieux que tous commentaires, combien l’école littéraire la plus « en avant » d’aujourd’hui est à cent lieues du matérialisme et du naturalisme d’où elle est née.

Et l’on dira que nous sommes au siècle du scepticisme et de l’incrédulité !

La science moderne, que ce débat ne peut laisser indifférente, n’est pas sans explication au sujet de ces phénomènes. Et je dois dire tout de suite qu’elle tend à innocenter Péladan des accusations de maléfices qui l’accablent.

M. le colonel de Rochas, qui s’est fait une célébrité par sa hardiesse à étudier les phénomènes les plus inquiétants en apparence, s’est occupé de reproduire, expérimentalement, les phénomènes d’envoûtement. Même on affirme qu’un prélat, délégué de la Congrégation des Rites, serait venu de Rome pour que le colonel l’aidât à faire la part du naturel et du surnaturel en tout cela.

M. de Rochas n’a obtenu de résultats qu’à petite distance. Il n’envoûte pas de Paris à Lyon, mais simplement à la distance de 3 ou 4 mètres.

Voici ce que je lui ai vu faire sur trois malades du service de M. le docteur Luys : Mme B…, la nommée Jeanne, et la nommée Clarisse.

La malade étant peu profondément endormie, il est possible de lui extérioriser ses sensations, c’est-à-dire de rendre sa peau insensible et de donner cette sensibilité à une couche d’air située à 2 mètres d’elle. Si on pince ou si on chatouille l’atmosphère à 2 ou 3 mètres de l’hypnotisée, l’hypnotisée crie ou est prise du fou rire, absolument comme si on agissait directement sur elle.

Si, au lieu de charger telle couche d’air de sa sensibilité, on en charge un verre d’eau ou une poupée de cire — ici, nous revenons à l’envoûtement proprement dit — il suffit de frôler le verre d’eau pour que le sujet perçoive ce frôlement sur sa peau, et de même, il suffit de tirer les cheveux à la poupée ou de la piquer, pour que le sujet éprouve la sensation correspondante. Si on brutalise la poupée, l’hypnotisée est au supplice, et de là à conclure qu’elle pourrait mourir subitement, si on écrasait l’effigie tout d’un coup, il n’y a qu’un tout petit pas à franchir pour les gens qui ont l’imagination volontiers franchissante ; car, enfin, quelle différence entre la poupée du bazar à treize et le volt, tel que le décrit le sar Joséphin Peladan, qui fait autorité dans la matière ?…

Comme tout est progrès dans le siècle qui court, on opère au besoin sur de simples photographies, pour peu que le Sujet à envoûter les ait touchées pour leur abandonner, pour extérioriser, à leur profit, sa sensibilité et sa vitalité. Et les expériences du même ordre sur l’emploi des médicaments à distance tendraient de même à démontrer qu’il est relativement facile d’empoisonner de loin son ennemi sans qu’il soit possible à M. Brouardel lui-même de lui trouver dans les viscères le moindre poison végétal.

Or, la science en était là, le Times et la Pall-Mall Gazette, journaux qui ne badinent pas, venaient de consacrer de copieux articles aux tentatives de M. de Rochas, quand un médecin anglais, un des hommes les plus intelligents et les plus lucides qu’il m’ait été donné de rencontrer, le docteur Hart, directeur du British médical Journal, voulut bien me convier, chez un de nos confrères de la rue de Madrid, à une série d’expériences de contrôle.

Ces expériences extrêmement ingénieuses dans leur simplicité consistent en ceci :

L’hypnotisée a extériorisé sa sensibilité et sa vitalité au profit d’une poupée. Cette poupée sensibilisée doit seule posséder le pouvoir-naturel ou magique — de servir de volt à l’envoûtement. Mais ayez dans la poche une autre poupée toute pareille, qui n’est chargée d’aucun fluide, au profit de laquelle on n’a rien extériorisé du tout, substituez-la adroitement à la première, sans que l’hypnotisée s’en aperçoive, et l’hypnotisée se sentira tout de même chatouillée, pincée, torturée, ni plus ni moins que tout à l’heure quand c’était celle pour de vrai !

Et de même pour tout, pour le verre d’eau sensibilisé, pour les médicaments à distance, pour tout ce qui paraissait hier si concluant à l’honorable colonel, dont la bonne foi scientifique n’est d’ailleurs nullement en cause.

Conclusion : les sujets employés sont de bonnes simulatrices, les expériences antérieures à celles de M. Hart manquaient un peu trop de contrôle, et le sar Péladan, excellent à rythmer la prose, est absolument incapable, au même titre que nous tous, d’avoir envoûté feu Boullan et de taquiner chaque soir le crâne du charmant et éminent confrère à qui nous devons des Esseintes.

Mais, pour une minute, supposez qu’elles existent, très accessibles et mises à la portée du premier député venu, les pratiques d’envoûtement… C’est M. Andrieux et M. Delahaye qui n’en auraient pas pour longtemps !

Horace Bianchon.

LE FIGARO — MARDI 10 JANVIER 1893

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Image by blackrabbitkdj from Pixabay

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