L’Evangile de Cagliostro

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L’Evangile de Cagliostro avec une introduction de Marc Haven.

Introduction

De même que surgissent parfois au ciel monotone, immuable en apparence, d’imprévus astres temporaires, ou de fugitives comètes dont, seuls, quelques savants attendaient le retour, de même, à certaines dates, passent dans l’humanité des êtres étranges qui forcent l’attention de toute une époque. Ce ne sont ni des héros, ni des conquérants, ni des fondateurs de races ou des révélateurs de mondes nouveaux ; ils apparaissent, brillent, disparaissent et le monde semble, après leur départ, ne pas avoir changé ; mais, pendant leur éclatante manifestation, tous les regards ont été invinciblement attachés sur eux. Les savants ont été troublés par leurs paroles ; les hommes d’action se sont étonnés de rencontrer ces individus qui les dominaient sans effort ; la foule des gens simples les a suivis, sentant rayonner en eux une intensité vitale, une bonté inconnue, une puissance cachée secourable à sa faiblesse et bienfaisante a ses douleurs. Ces apparitions ne sont pas l’apanage d’une race ou d’un siècle ; aussi haut qu’on remonte dans l’histoire, en Orient comme en Occident, à chaque tournant de la route, un de ces hommes se montre. Parler des plus anciens est difficile ; sur eux, comme sur les antiques météores, les documents nous manquent. Combien sont inconnus de nous, et pour ceux dont le nom nous est parvenu, comment retrouver leur vrai visage alors que les interprétations naïves de la légende, les interventions peu scrupuleuses des fondateurs de sectes ont revêtu ces premiers hommes d’un costume qui les travestit. Nous ne voyons plus Gautama que divinisé en ses statues de Buddha. Que fut Orphée ? Que furent Apollonius de Tyane et Merlin l’Enchanteur ?

Evangile de Cagliostro
Cagliostro

L’histoire nous éclaire-t-elle mieux sur la physionomie de ces personnages singuliers dans les temps modernes ? Pas beaucoup plus ; ici d’autres obstacles se dressent ; la critique, sévère, plus apte à détruire qu’à consolider les réputations, jugeant d’après les conceptions du jour et d’après le chemin parcouru, a trop de peine à retourner en arrière dans le temps, pour voir les hommes à la lumière de leur siècle. Les grands chimistes du moyen âge sont, pour nos savants actuels, des écoliers rêveurs ; les grands philosophes du passé préparaient Descartes et Kant. Nous aimons à les regarder par ce bout de la lunette ; la comparaison nous grandit. Mais nous placer dans l’état d’ignorance de leur temps, songer à la supériorité d’énergie, d’intuition, de jugement qu’ils eurent sur leurs contemporains, ce serait leur donner une telle grandeur que notre propre taille, par rapport à notre siècle, nous semblerait d’autant diminuée. Ce point de vue ne plaît pas à beaucoup d’historiens. Un Paracelse a-t-il troublé l’Europe, réveillé les esprits endormis, la critique trouve en lui des erreurs scientifiques, des ridicules impardonnables, des faiblesses indignes d’un esprit fort en assez grand nombre pour que son image, réduite et déformée en une petite caricature, au profit des grands hommes modernes, ne puisse plus susciter d’admiration et de reconnaissance.

Si l’histoire profane nous trompe, si la légende religieuse nous égare au sujet de ces grands hommes, la tradition populaire nous conserve leur nom et le récit de leurs merveilles. Chaque nation se souvient des siens et de l’époque troublée où ils vécurent. Car c’est toujours dans une période critique qu’on entend parler d’eux. Ils arrivent à l’heure et dans le pays où une forme sociale, ayant atteint sa complète réalisation, tend déjà à s’altérer ; lorsque les efforts lents et continus de l’esprit humain, au lieu de converger, comme ils l’avaient fait jusque-là, vers la constitution et l’affermissement d’un organisme social, d’un dogme religieux, d’une synthèse scientifique, commencent à diverger et ébranlent l’édifice construit par les générations précédentes.

Les organisations religieuses, mystérieuses, et autoritaires dans leurs principes, ambitieuses et tout humaines dans leurs oeuvres vieillissent vite ; les jeunes dieux font seuls des miracles. Le progrès des sciences, dont elles ont toujours la faiblesse de se réclamer, ronge leurs soubassements ; la puissance religieuse tombe ; la foi en la science même faiblit devant les modifications continuelles des théories et l’apparition de faits nouveaux. En même temps qu’il abandonne les erreurs anciennes, l’homme envisage et attend la possession de connaissances illimitées, de forces insoupçonnées que les découvertes quotidiennes rendent sans cesse plus probables ; le bien-être matériel et la richesse deviennent en s’accroissant l’apanage d’un petit nombre, tandis que les besoins, les désirs et les souffrances grandissent aussi, mais pour la masse.

C’est que, comme tout corps vivant, une société porte dans sa division organique même le germe de sa destruction future ; dès que son complet développement est atteint, la spécialisation des fonctions s’accentue, l’opposition des intérêts augmente, la lutte de classes s’exacerbe ; une maladie mortelle mine l’organisme social. Les philosophes, les légistes, les hommes d’état sentent le danger et leur impuissance ; ils se laissent aller au scepticisme, à l’inaction. Ces heures où la religion d’un peuple est morte, où le doute philosophique a pénétré tous les esprits, où les hommes ne cherchent plus dans la vie que l’augmentation des jouissances immédiates et dans la science que le moyen d’y parvenir, où l’inégale répartition des joies et des douleurs s’est accentuée par le long exercice d’un ordre social toujours insuffisant, ces heures sont celles qui précèdent une révolution, et celles aussi qui voient s’élever un de ces êtres assez puissants pour émouvoir encore des âmes trop douloureuses ou blasées à l’excès.

C’est la loi générale, périodique, ce n’est pas le tableau d’une époque exceptionnelle que nous indiquons là. Demandez aux spécialistes qui ont vécu dans le passé la vie de telle race très ancienne, aux érudits qui, dans les temps modernes, ont étudié profondément l’évolution d’un peuple ou d’une dynastie, tous diront qu’ils ont constaté l’éclosion, le développement, les phases de cette même maladie dont meurent les organismes sociaux, qu’ils ont assisté à cette agonie d’un siècle et qu’au chevet du mourant ils ont vu passer en effet d’indécises, de singulières figures ; peut- être quelques-uns avoueront-ils même qu’ils en furent émus, s’ils ne sont pas trop historiens.

La fin du XVIIIè siècle était une époque de ce genre ; Cagliostro fut un de ces hommes. Au milieu de prêtres désabusés, de riches seigneurs ennuyés, de savants doutant de tout, de malheureux manquant de tout, il réveilla l’espoir et la vie par l’autorité de sa parole et la puissance de ses actes.

Ce qu’il fut est difficile à dire ; ce qu’il n’était pas est évident, et ses contemporains le savaient bien.

Un érudit original, scrutateur des mystères anciens, philosophe et moraliste comme Court de Gebelin, pouvait à côté du monument magistral de l’Encyclopédie, attirer des esprits curieux de savoir, grouper autour de lui des disciples désireux d’apprendre des vérités nouvelles. Une réputation comme la sienne, fondée sur une connaissance profonde du passé et sur une conception large des besoins de l’esprit humain devait s’étendre au loin et lui conquérir des adeptes, surtout avec l’aide de la maçonnerie dont il faisait partie et qui secondait ses efforts. Cagliostro au contraire n’écrivait pas et se déclarait fort ignorant des livres anciens ; il agissait plus qu’il n’enseignait ; il parlait à des hommes en particulier et non pas au monde savant en général ; ce n’était pas un chef d’école.

Était-ce un autre Mesmer, un empirique féru de magnétisme, professeur de hautes sciences ? Pas davantage. Mesmer avait beaucoup fait parler de lui, tant par ses cures extraordinaires que par le mystère dont il s’entourait ; vendant au poids de l’or ses baquets avec ses diplômes, tirant tout le bénéfice possible de ses leçons et de ses procédés [1] , ce n’était qu’un médecin plus habile que les autres, venu le premier sur un chemin nouveau. Si Cagliostro usa parfois de certains procédés voisins du magnétisme [2] , il le faisait comme il pratiquait la médecine classique, comme il travaillait dans son laboratoire ou s’intéressait à des entreprises industrielles. Aucune branche des sciences humaines ne le laissait indifférent, car il voyait en elle la part de vérité qu’elle exprimait, mais il n’en faisait pas de commerce et ne s’y attachait pas exclusivement. Dans chacune des villes qu’il habita, son activité s’employa de façon différente. Mesmer s’enrichit par son magnétisme ; Cagliostro donnait son temps, ses remèdes et son argent aux malades qui se présentaient et passait à d’autres travaux.

Voulait-on voir en lui un mystique guérisseur comme fut Madame de la Croix, l’amie de Claude St. Martin, personnalité attachante, d’une moralité et d’une abnégation indiscutables, d’une bienfaisance sans limites ? Là encore, la moindre attention montrait qu’on faisait fausse route. Madame de la Croix marchait les yeux bandés, ferme dans ses croyances étroites ; elle ne savait rien de ce qu’elle faisait ni de ce qui n’était pas son monde de visions ; elle s’attaquait à toute souffrance, physique ou morale, priait, persuadait, conjurait, exorcisait, criait, frappait jusqu’à ce que le diable – elle le voyait partout – fût enfin délogé. Elle partie, souvent le diable revenait. La vie ascétique de Madame de la Croix, ses interventions charitables relevaient d’une croyance peu éclairée ; la guerre qu’elle faisait aux démons par l’eau bénite et les reliques, était une mission reçue qu’elle exécutait ponctuellement sans la comprendre et qui l’inquiétait même parfois [3]. Cagliostro parlait avec autorité, sans violence ; il vivait comme tout le monde, sobrement mais sans privations ; il soignait les gens sans formules et sans exorcismes [4], simplement, selon leurs maladies et par toute espèce de méthodes. (On lui reprocha même de ne les guérir qu’avec des remèdes anodins, à la portée de tout médecin.) Il savait ce qu’il faisait ; il l’expliquait parfois. Sa théologie se bornait à des préceptes fort simples, intelligibles à tous [5] Enfin sa vie active, ses relations. ses voyages, ses autres études, ses oeuvres sociales occupaient une trop grande partie de son temps pour qu’on puisse limiter son rôle à celui de guérisseur.

S’il s’occupa d’alchimie en Pologne, s’il en fit le sujet de causeries avec des fervents de cette science, on ne pouvait cependant l’assimiler à un Duchanteau, à un Lascaris, dont le continuel souci fut de savoir si l’athanor était à trois étages et si le sang était la matière première à moins que ce ne fût l’urine. Cagliostro montrait bien des diamants grossis par l’art hermétique, il affirmait l’existence de la transmutation métallique, mais c’était pour lui J’expression d’une vérité encore ignorée des sciences naturelles [6]. Il ne parlait pas autrement de la direction des ballons, des régions inconnues de la terre ou de la vie secrète des végétaux. Et comme il vivait de ses ressources largement, ne demandant rien, donnant beaucoup, qu’on ne put déterminer ni l’origine de sa fortune ni le but personnel de son activité maçonnique, que les maçons eux- mêmes ne pouvant l’enrégimenter et l’employer préférèrent rompre avec lui, qu’il fut impossible de le compromettre ni dans une intrigue politique ni dans une escroquerie comme l’Affaire du Collier dont il sortit indemne, très honorablement, qu’il n’obtint ni biens, ni charges, ni dignités des grands admis auprès de lui, il était impossible de dire de lui qu’il était un agitateur politique comme le baron de Hund ou un intrigant ambitieux comme le cardinal Dubois, « en qui tous les vices combattaient à qui demeurerait le maître [7] », et qui, de petit abbé, devint ministre, parce qu’on ne pouvait plus devenir roi.

Or, rien n’est plus irritant pour un esprit médiocre qu’un homme sur qui l’on ne peut coller d’étiquette, rien n est plus digne d’intérêt pour un esprit réfléchi. Étudier le mystérieux Comte de Cagliostro était donc un problème captivant pour un psychologue. Presque toujours Cagliostro n’eut autour de lui que des ennemis en grand nombre : médecins jaloux de ses succès, personnages officiels hostiles à toute originalité, ambitieux inquiets de sa renommée, fripons percés a jour par sa clairvoyance, polémistes payés à gages ; ou des amis, en très petit nombre, des disciples dévoués, souvent maladroits dans leur zèle excessif, plus propres à le desservir qu’à le faire estimer.

Lorsqu’il arriva en Italie en 1787 après son brillant acquittement, sa lutte avec Morande, sa Lettre au peuple français et son séjour à Bâle, où la Municipalité reconnaissante lui avait décerné le titre de citoyen de la ville, plus en vue que jamais, toujours aussi impénétrable, il rencontra enfin à Roveredo un observateur impartial. Critique désintéressé, ni disciple ni ennemi, ce prototype du « reporter » prit à coeur de contrôler jour par jour, de noter tout ce qu’il pourrait voir, entendre ou apprendre de Cagliostro pendant les quelques semaines qu’il passa dans cette ville. Les notes prises, il en fit un livre, et, comme il était de bon ton au XVIIIè siècle de mêler le sacré au profane et de badiner sur ce qui aurait pu devenir sérieux, il les publia en latin sous le titre : « Liber memorialis de Caleostro cum esset Roboreti » dans un style pastiché des Évangiles.

Le livre resta connu sous le nom d’Évangile de Cagliostro ; c’est le document le plus précieux que nous ayons sur sa personne, celui qui nous permet de revivre un peu dans son temps, auprès de lui, de nous représenter ce qu’il était, ce qu’il disait, ce que purent penser de lui ceux qui l’approchèrent. Ce n’est pas seulement à ce point de vue que le journal du passage à Rovoredo possède une valeur inestimable, c’est aussi parce que tous les exemplaires de cet ouvrage réunis aux papiers de Cagliostro ont été brûlés par le St. Office dans l’auto-da-fé qui suivit sa condamnation par le pape et qui fut exécuté a Rome le 4 mai 1791 sur la place de la Minerve.

Quelques volumes, déjà entre les mains de particuliers, échappèrent à la destruction ; ils ont depuis disparu, détruits ou perdus. On n’en trouve pas dans les bibliothèques publiques ; on n’en voit point passer dans les ventes de livres rares, et le titre de l’ouvrage avait été seulement transmis par des contemporains. Nous avons eu le bonheur d’en trouver un exemplaire en Italie. Ce document précieux, dont nous publions aujourd’hui une scrupuleuse traduction, nous a beaucoup aidé à reconstituer une vie de Cagliostro, à rétablir aussi exactement que possible le caractère, la nature et le rôle de ce merveilleux personnage, remettant enfin au point une légende, réhabilitant un être que la calomnie avait écrasé. Cette étude complète sur Cagliostro, dont le présent livre n’est qu’une sorte d’introduction, est prête et nous espérons la publier prochainement [8].

Tous ceux qui respectent la vérité, qui cherchent la voie, dont l’âme a soif de vie, y trouveront de quoi satisfaire leurs justes désirs. Dans les trésors de l’humanité, il y a des diamants que le feu des bûchers lui-même ne saurait altérer. Il y a des paroles qui ne passent pas.

Plus sur le sujet :

L’Evangile de Cagliostro, Dr Marc Haven.

Notes :

1 René Hélot. Un contrat entre Mesmer et Rouelle. Rouen in 8°. 1904

2 Encore devons-nous faire toutes réserves à ce sujet, car le magnétisme de Mesmer, comme l’hypnotisme de nos jours, sont des termes vagues englobant une foule de faits disparates et n’ayant, à vrai dire, aucun sens précis

3 Vous qui m’avez connue si jalouse de ma réputation et de ma supériorité, qui savez que je me prive du moindre superflu pour le donner aux pauvres, qui voyez que le métier que je fais ne me rapporte que honte et mépris… ne comprenez-vous donc pas que la tâche que j’accomplis m’a été imposée par une puissance supérieure ? « Dites-moi franchement si vous trouvez que mon esprit a faibli et que j’ai perdu la raison. » Souvenirs du Baron de Gleichen. 1vol, in-16. Paris, 1868, Page 175.

4 « Je n’ai jamais mêlé le diable dans mes travaux et je n’ai jamais usé de choses qui tiennent à la superstition« . Procès de J. Balsamo, P. 1791, in-8&degree;, pages 189 et 192.

5 « Aimez et adorez l’Éternel de tout votre coeur, chérissez et servez votre prochain en lui faisant tout le bien dont vous êtes capable, consultez votre conscience dans toutes vos actions. » Patente de la Sagesse Triomphante et Interrogatoire, in Vie de J-B. pages 173 et 209.

6 Les revues scientifiques de nos jours sont remplies de communications sur les transformations de l’uranium en radium, de l’émanation radiante en hélium et de l’hélium en plomb ; la transmutation est chose maintenant admise et prouvée, même pour d’autres séries que celle de l’uranium, Quel hommage aux vieux alchimistes !

7 C’est le jugement que porte sur lui St. Simon dans ses Mémoires.

8 « Le Maître inconnu Cagliostro » – Étude historique et critique sur la haute magie – Livre le plus important qui soit sur Cagliostro et, qui sera effectivement réédité plusieurs fois jusqu’à nos jours Chez Dervy Livres en 1995

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