Le serpent, persistance de son culte dans l’Afrique du Nord par J.-H. Probst-Biraben.
Il suffit de feuilleter le Golden Bough de Frazer pour constater lâuniversalitĂ© du caractĂšre sacrĂ© du serpent, dans les deux Mondes. Nous avons jadis rappelĂ© plusieurs lĂ©gendes africaines Ă son sujet, dans la Revue dâEthnographie, Ă propos de la « Dipsade ».
Cette fois-ci nous noterons la persistance des vieilles traditions, malgrĂ© lâIslam qui les rĂ©prouve officiellement, chez les Arabo-BerbĂšres du nord de lâAfrique, et plus particuliĂšrement en AlgĂ©rie.
Il sâagit de rĂ©gions, oĂč, sur un fond prĂ©historique confus, se sont superposĂ©es des croyances Ă©gyptiennes, phĂ©niciennes, perses, grecques et latines, plus ou moins teintĂ©es de dĂ©tails apportĂ©s par les Noirs.
M. Bonnet a montrĂ© lâinfiltration des animismes soudanais par les esclaves des musulmans, dans les pratiques de confrĂ©ries religieuses purement mystiques Ă leurs dĂ©buts, infectĂ©es de sorcellerie et de magie par les Noirs, par exemple chez les fameux AĂŻssaouia.
Quelle est la part exacte de celle influence relativement rĂ©cente ? Il est difficile, en lâĂ©tat actuel des Ă©tudes ethnographiques dans lâAfrique du Nord, de la dĂ©terminer sans fantaisie.
Il est probable que le serpent fut au fond, avec des variantes diverses, un gĂ©nie ou un esprit protecteur, fĂ©condateur, chez tous les peuples qui se sont succĂ©dĂ© sur le sol de lâIfrikia. Chacun, en le rĂ©vĂ©rant Ă sa maniĂšre, a ajoutĂ© aux survivances prĂ©cĂ©dentes ses propres conceptions, ou celles de son pays dâorigine oĂč sâĂ©taient dĂ©jĂ superposĂ©es plusieurs civilisations. Ici, comme pour toute autre superstition du monde mĂ©diterranĂ©en, tout envahisseur nouveau possĂ©dant sur un mĂȘme thĂšme des donnĂ©es un peu diffĂ©rentes, le ravive et le renforce chez les peuples quâil conquiert et domine.
TantĂŽt simple gĂ©nie, tantĂŽt Dieu ou consacrĂ© Ă un Dieu, le serpent ou hanesh ne peut ĂȘtre tolĂ©rĂ© par lâIslam que sous la forme dâun djinn, ou dâun animal vĂ©hicule des vertus des djnoun, esprits Ă©lĂ©mentaires mentionnĂ©s par le Coran lui-mĂȘme. On fait semblant aussi dâaller en pĂšlerinage au tombeau dâun Saint musulman lĂ©gendaire, qui nâa jamais existĂ©, et lâon mĂȘle le reptile au culte du marabout prĂ©sumĂ©, Ă titre dâanimal familier, quelque chose comme le cochon de Saint Antoine africain.
En rĂ©alitĂ©, câest bien dâun culte du serpent, plus ou moins masquĂ© quâil sâagit, dâune islamisation toute superficielle des survivances des vieux cultes.
Souvenons-nous quâen Perse il fut liĂ© au mauvais principe Ahura-Mazda et que dans la Bible, Ă©cho de la mĂȘme tradition iranienne, le serpent devient une forme de lâange rebelle, un tentateur. En matiĂšre de lĂ©gendes hĂ©braĂŻques, il ne faut pas sâattacher Ă la lettre, la Kabbale permet peut-ĂȘtre de considĂ©rer nahash, anagramme du hanech africain, comme la dĂ©signation de prĂ©adamites initiant les hommes Ă la magie (Arbre de la Science), et procrĂ©ant avec les femmes des ĂȘtres moins subtils que les prĂ©adamites et moins innocents quâAdam.
En Ăgypte, le reptile est, sous le nom dâurĂŠus, un animal sacrĂ©. Son image entoure le disque du soleil planant. ConsacrĂ© Ă Osiris, il symbolise la flamme. Le serpent qui se mord la queue est, sur les bords du Nil, le pantacle de lâUnitĂ©. Souvent les rois sont reprĂ©sentĂ©s, sur les bas-reliefs, avec un urĂŠus dans leur coiffure. Or, lâĂgypte eut de nombreuses colonies en Afrique.
Il est inutile dâinsister sur le python de SalammbĂŽ ; dans le roman de Flaubert. La prĂ©sence de serpents sacrĂ©s dans les temples de Carthage, surtout dans celui dâEschmoun, lâEsculape sĂ©mitique, est mentionnĂ©e par tous les auteurs.
Les Grecs et les Romains, successeurs des Ăgyptiens et des Carthaginois en Numidie, purent rafraĂźchir le culte du serpent et y ajouter. NâĂ©tait-il pas consacrĂ© Ă Asklepios ou Esculape ? Il figure dans le caducĂ©e dâHermĂšs ou Mercure. LâAdonis de Frazer nous rĂ©sume son rĂŽle dans les croyances syriennes.
Quâil nous soit permis de mentionner, aprĂšs le regrettĂ© archĂ©ologue maltais Joseph Bosco, les multiples figurations des monuments romains de lâAfrique du Nord, notamment Ă Constantine, disparues aujourdâhui. On a notĂ© des inscriptions Divus draco, conformes Ă ce que dit SuĂ©tone du serpent draco, dâessence divine. Il sâagit souvent dâun reptile ailĂ©, mais le serpent, dĂ©esse flamme de lâĂgypte, issu dâOsiris, nâavait-il pas dĂ©jĂ des ailes dâĂ©pervier ?
Peu importent les dĂ©tails. En Afrique, on rĂ©vĂ©ra toujours, sous lâinfluence des diverses civilisations superposĂ©es, un serpent sacrĂ©, plus ou moins reprĂ©sentatif de la flamme. Or, lâidentification actuelle en terre dâIslam, Ă un djinn, gĂ©nie ignĂ©, paraĂźt ĂȘtre une simple attĂ©nuation, une minorisation des croyances immĂ©moriales perpĂ©tuĂ©es sur le mĂȘme sol.
Forces spirituelles, personnifiĂ©es ou animalisĂ©es, Dieux ou gĂ©nies, ne sont-elles pas toujours protectrices, avec ou sans spĂ©cialisation de vertus ? Eschmoun et son serpent sont dispensateurs de santĂ©, ou guĂ©risseurs, le divus draco et le serpent dâEsculape grĂ©co-romain, Ă©galement.
Dans bien des contrĂ©es de la terre, le serpent est le protecteur du lieu, de la contrĂ©e, le garant de la santĂ© des hommes et de la fĂ©conditĂ©. Or, tous ces sens se trouvent synthĂ©tisĂ©s dans notre Afrique du Nord dâaujourdâhui.
Ce nâest pas le lieu ici dâĂ©crire tout ce que les indigĂšnes racontent sur le serpent, de la Tripolitaine au Maroc. Il sâagirait, en somme, de simples variantes dâune croyance populaire aux qualitĂ©s surnaturelles du hanech, djinn, maĂźtre et gardien des lieux sacrĂ©s, du pays et de la maison, tout Ă fait gĂ©nĂ©rale.
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Ce qui se passe dans lâOranie nâest pas dâailleurs radicalement diffĂ©rent, seuls quelques dĂ©tails secondaires sont susceptibles de varier. Dans ces endroits, on rĂ©vĂšre un marabout qui nâa jamais existĂ©, dont le serpent Ă©tait lâanimal familier. En rĂ©alitĂ©, le reptile est le vĂ©ritable objet du culte, et les assistants, sans lâavouer, en sont intimement convaincus.
Comme dans les pays Chrétiens, le culte du Saint est le pavillon qui rend orthodoxe la survivance païenne.
La preuve que les pĂšlerins de Sidi-Hmida savent trĂšs bien que les rites pratiquĂ©s sont Ă©trangers Ă lâIslam, est leur soin de ne prononcer ni priĂšres ni litanies proprement musulmanes. On nây rĂ©cite que des poĂšmes arabes sans caractĂšre coranique, des Kessidat.
Comme dans les cultes ophiques de lâantiquitĂ©, les femmes stĂ©riles sont les plus ferventes. Elles viennent supplier le djinn hanech de leur accorder des enfants, surtout des garçons, sous le nom de son patron maraboutique supposĂ©.
EntourĂ©es de fellahines qui jouent du bendir, grand tambourin plat, elles tournent sur elles-mĂȘmes, comme ceux qui recherchent lâextase, ou les derviches, en poussant des cris aigus. Plusieurs sâĂ©vanouissent et prĂ©tendent ressentir la prĂ©sence de lâesprit.
Leurs amies les rĂ©veillent, en arrosant leur visage dâeaux parfumĂ©es. Elles sâarrachent alors les cheveux, en signe de pressentiment.
Elles croient avoir attirĂ© le gĂ©nie de lâendroit et mĂ©ritĂ© sa faveur. Le soir, elles se rendent en procession Ă la guelta, Ă©tang sacrĂ©, tout proche, oĂč se trouvent dâautres animaux vouĂ©s aux djinns, rĂ©putĂ©s vĂ©hicules de leurs forces magiques, si ce nâest leurs incarnations. Elles leur offrent avec humilitĂ© de la semoule humectĂ©e de miel, ou des miettes de gĂąteaux prĂ©parĂ©s Ă leur intention. Les textes de LĂ©on lâAfricain attestent la pĂ©rennitĂ© du rite, puisquâil raconte que les Carthaginoises les Romaines agissaient de mĂȘme. Ces animaux sont des tortues ou des poissons. Pour les exciter Ă accepter leurs offrandes alimentaires, les femmes disent :
Jarrad, marrad,
Ya aarb el ouetba !
Ce qui signifie : « Ă ĂȘtre rampant, ĂŽ protecteur de ce lieu ».
Pensent-elles aussi au serpent, en prononçant ces mots dâincantation, oĂč rangent-elles, dans leur ignorance, tous les ĂȘtres qui ne marchent pas sur terre avec des pattes, dans la catĂ©gorie des reptiles ! Il ne faut pas regarder de plus prĂšs quâelles. Si les tortues sortent et mangent les musulmanes maghrĂ©bines admettent que leurs souhaits sont exaucĂ©s. Si, au contraire, les chĂ©loniens dĂ©daignent leurs offrandes, elles supposent que les animaux sacrĂ©s rejettent leurs vĆux.
Le soir, sous la galerie qui précÚde la koubba, ou coupole de la chapelle maraboutique, les femmes chantent encore des kessidat pour fléchir les djnoun (djinns). Les arbres et le sanctuaire sont illuminés joyeusement de nombreuses lanternes vénitiennes.
Vers minuit, les dames vont dormir dans la salle centrale ou ses dĂ©pendances. Elles attendent que le Saint, sous la forme dâun serpent miraculeux, vienne les frĂŽler. Les stĂ©riles deviendront fĂ©condes et celles qui ont dĂ©jĂ des enfants acquerront protection et fĂ©licitĂ©.
Ă Sidi Bou Abdallah, les rites sont identiques, mais les femmes, au lieu de dormir sur le sol, mettent leurs ceintures dans la chapelle, ou sur le sol devant celle-ci, et reviennent les chercher Ă minuit, dans lâespĂ©rance que le serpent bien faisant les aura bĂ©nies de son contact.
Ă Sidi Meimoun, prĂšs du Mçid, Ă Constantine, les femmes arabes et juives vont offrir de la semoule humectĂ©e de miel Ă un petit sanctuaire. Elles confondent un Saint imaginaire, qui dâailleurs porte le nom dâun des Djnoun : Mimoun ou Meimoun, bien connu des sorciers maghrĂ©bins, avec le serpent ou hanech sacrĂ©. Quand on interroge les musulmans ou les juifs, ils disent, pour excuser la superstition, que le serpent est un djinn, serviteur du saint. Ce gĂ©nie a succĂ©dĂ© il un draco quâon rĂ©vĂ©rait au temps des Romains en ce lieu, aprĂšs y avoir probablement rendu un culte Ă un serpent dâEschmoun sous les Carthaginois.
On lui sacrifie aussi des coqs, consacrĂ©s jadis Ă Esculape. Celles qui se rendent Ă Sidi Meimoun vont aussi Ă la piscine voisine du Mçid, donner des gĂąteaux ou de la semoule, aux tortues et aux poissons, plus ou moins en relation avec les djnoun, sâils nâen sont pas des incarnations. Cela procure de la fĂ©conditĂ© et lâaffermit la santĂ©. Notre collaborateur de la Revue dâEthnographie, le commandant Maitrot, croit que les BerbĂšres ont eu pour totems le serpent, la tortue, le poisson.
Est-ce par les MĂ©lano-GĂ©tules, les BerbĂšres noirs des Ksours, quâun culte des bĂȘtes sans pied, notamment du serpent, serait venu de lâAfrique tropicale dans le Nord ? Est-ce par ces ksouriens dont le type commun dans lâOued Rhir et le pays dâOuargla, pour ne parler que du Sud Constantinois, paraĂźt bien une hybridation assez ancienne de BerbĂšres blancs et de Noirs proprement dits ?
Nous ne croyons pas Ă lâintroduction des survivances dont il sâagit par cette voie.
Les cultes de ce genre sont universels et peuvent plutĂŽt sâĂȘtre formĂ©s sur place et avoir Ă©tĂ© ravivĂ©s et rajeunis par les envahisseurs successifs Ă©gyptiens, phĂ©niciens, romains, partiellement aussi par des esclaves nĂšgres et leurs hybrides, peut-ĂȘtre mĂȘme par les esclaves soudanais des musulmans.
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Les animaux consacrĂ©s Ă un Saint, rĂ©el ou imaginaire, ou le personnage lui-mĂȘme, sont rĂ©putĂ©s capables, du Maghreb Ă la Syrie, de rendre les femmes fĂ©condes. Ă notre avis, le marabout ne figure dans la nechra quâĂ titre de manteau islamique des rites paĂŻens, de licitation religieuse des croyances ancestrales.
Dans les civilisations anciennes, les animaux consacrĂ©s aux Dieux, ou divinisĂ©s eux-mĂȘmes, Ă©taient, comme chez nos indigĂšnes, des protecteurs, des maĂźtres de lâendroit ou de la maison.
Câest exactement ainsi que lâentendent les musulmanes ou les juives superstitieuses, quand, non seulement aux lieux consacrĂ©s par la tradition, mais dans leurs demeures, elles offrent des bougies allumĂ©es au hanech, gĂ©nie, djinn invisible et quâelles supposent toujours prĂ©sent.
La confusion entre marabout et animal vĂ©nĂ©rĂ©, porteur de vertus protectrices, guĂ©risseuses, fĂ©condantes, nâest-elle quâune modernisation de la vieille lĂ©gende dâEsculape, tantĂŽt apparaissant rĂ©ellement, ou en rĂȘve aux femmes dĂ©sireuses dâenfanter, dans son sanctuaire dâĂpidaure, tantĂŽt sous la forme du serpent qui lui Ă©tait consacrĂ© ? Asklepios-Esculape et sa rĂ©plique, lâEschmoun des PhĂ©niciens, Ă©tait probablement un Dieu serpent, comme le Dagon de la Bible fut un Dieu poisson. Le caractĂšre indĂ©cis de la survivance dans lâAfrique du Nord provient sans doute dâune usure, peut-ĂȘtre aussi dâun manque de clartĂ© dans la croyance des femmes.
Notre savant collĂšgue M. Cour, dans un mĂ©moire de la SociĂ©tĂ© de gĂ©ographie dâOran, avait notĂ© que des tribus arabes elles-mĂȘmes se glorifiaient du titre de Hanencha, les fils du Serpent. Mais il sâagit peut-ĂȘtre dâautre chose chez les SĂ©mites islamisateurs du Maghreb, dâun totĂ©misme antĂ©islamique dont le nom nâest plus que le vague souvenir, venu dâArabie mĂȘme, ou du surnom de guerre dâhommes souples comme des serpents. Cette derniĂšre hypothĂšse est sans doute la plus vraisemblable.
Marabout, animal familier du Saint, possesseur dâune barakah ou bĂ©nĂ©diction, don magique spĂ©cial, le hanech ou serpent, est considĂ©rĂ© par beaucoup de tolba ou lettrĂ©s comme un simple djinn, esprit Ă©lĂ©mentaire, admis par le Coran, mais indĂ©pendant des tribus organisĂ©es de djnoun, les Banou Dahman, Banou Qichan, Banou Ahmar, etc. et de leurs sultans.
Mais cette conception relativement rĂ©cente ne rejoint-elle pas lâurĂŠus, serpent dĂ©esse des Ăgyptiens, production dâOsiris, et symbole de la flamme ? En effet, le Coran fait des djnoun des Ă©lĂ©mentaires, dâune essence ignĂ©e. Si le serpent est un djinn aussi, nĂ© du feu, lâopinion des tolba continue simplement la tradition Ă©gyptienne, qui a dĂ» se propager loin, jadis, en Afrique, et sây ajoute pour la renforcer.
Serpent, essence ignĂ©e, djinn, forment bien une association presque mĂ©canique de souvenirs effacĂ©s des anciens cultes, affirmant une fois de plus la superposition des croyances apportĂ©es par les peuples successifs, conquĂ©rants de lâIfrikia, Ă celles probablement prĂ©historiques des autochtones et aux rajeunissements rĂ©pĂ©tĂ©s qui les ont renforcĂ©es, enfin la synthĂšse complexe des rites, des attributions de vertus protectrices, liĂ©es Ă la fertilitĂ©, Ă la fĂ©condation, etc.
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Plus sur le sujet :
Le serpent, persistance de son culte dans l’Afrique du Nord, J.-H. Probst-Biraben
Journal des Africanistes, AnnĂ©e 1933, Volume 3, NumĂ©ro 2, p. 289 â 295
MinistĂšre de la Jeunesse, de lâĂducation nationale et de la Recherche, Direction de lâenseignement supĂ©rieur, Sous-direction des bibliothĂšques et de la documentation.