Bacchus, Jésus et la Gnose par Tau Synesius.
Tout mythe enferme implicitement la consĂ©cration de lâantique aphorisme : «âCe qui est en haut est comme ce qui est en basâ». Ce qui revient Ă dire que tout mythe est le rĂ©sumĂ© ingĂ©nieux, poĂ©tique, imagĂ©, dâune double action conjointement accomplie sur plan hylique et sur le plan divin.
Prenons aujourdâhui pour Ă©lucider cette vĂ©ritĂ© Bacchus et son culte.
Ce mythe, rĂ©sumons-le dâaprĂšs le magnifique ouvrage de M. Decharme, sur la mythologie de la GrĂšce.
SĂ©mĂ©lĂ©, fille de Cadmus, est aimĂ©e de Zeus qui la fĂ©conde en descendant sur elle sous la forme dâune pluie dâor, mais cette mystique communion ne suffit pas aux passionnelles aspirations de SĂ©mĂ©lĂ©. Comme la Sophia gnostique, elle veut contempler le Dieu dans la splendeur de sa gloire, au milieu de sa foudre et de ses Ă©clairs. Mais les feux divins lâĂ©blouissent et la consument et, en mourant, elle laisse Ă©chapper son fruit que Zeus enferme dans sa cuisse jusquâĂ lâĂ©poque oĂč lâenfant sera viable. Remarquons, en passant, ainsi que le fait M. Decharme, lâanalogie de la naissance de Bacchus avec celle du Soma des VĂ©das, le Soma est, lui aussi, recueilli dans la cuisse dâIndra et son surnom est Vinas, lâaimĂ©, comme plus tard Bacchus deviendra ÎżáŒ¶ÎœÎżÏ, Vinum, le Vin. De Vinos, on peut aussi rapprocher le dorien ÏÎčΜÏαÏÎżÏ, TrĂšs aimĂ©e, pour ÏÎčλαÏÎżÏ.
Bacchus, une fois issu de la cuisse de Zeus est confiĂ© aux Nymphes de Nysa, dâoĂč il tire son nom grec de Dionysios. Elles lâĂ©lĂšvent au fond dâune grotte tapissĂ©e de vignes. Devenu grand, Bacchus goĂ»te au fruit de ces vignes, ses nourrices lâimitent, et les voilĂ transportĂ©es dâune voluptĂ© nouvelle, gravissant les collines, pĂ©nĂ©trant dans lâĂ©paisseur des taillis, faisant Ă©clater partout leurs cris de joie.
Le plus Ă©lĂ©mentaire Ă©vhĂ©mĂ©risme explique le sens matĂ©riel de cette lĂ©gende. SĂ©mĂ©lĂ©, câest la Terre, en qui lâondĂ©e bienfaisante symbolisĂ©e par Zeus, vient dĂ©velopper le germe vital de la vigne. Le cep sort du sol, sâĂ©lance vers le ciel, mais lâardeur solaire brĂ»le le solâ; le raisin pĂ©rirait sâil ne se cachait sous le feuillage et surtout si le ciel ne se couvrait de nuages.
Dâautre part, les Nymphes, les Hyades, nourrices de Bacchus, reprĂ©sentent les sĂšves vivifiantes et peut-ĂȘtre aussi les pluies rafraĂźchissantes. Quant aux courses de Bacchus Ă travers le monde, il nâest pas difficile dây voir le dĂ©veloppement successif de la culture de la vigne dans les diverses rĂ©gions de lâunivers.
Jusquâici nous nâavons pas, ce semble, quittĂ© le plan hyliqueâ; naissance et culture de la vigne, production dâun breuvage enivrant, etc. Et pourtant, insensiblement, nous arrivons au plan divin. Ouvrons, en effet, le catĂ©chisme gnostique, que notre vaillant coopĂ©rateur, lâĂ©vĂȘque Sophronius vient de livrer Ă lâĂ©dification des Parfaits. Il y est dit que le Christ, entre autres manifestations, se prĂ©sente sur la terre sous les apparences de la boisson fermentĂ©e. âLa boisson est le jus fermentĂ© tirĂ© soit des tiges du sarcostemma viminatie, soit des fruits de la vigne. Le sarcostemma Ă©tait coupĂ© en morceauxâ; ceux-ci Ă©taient Ă©crasĂ©s dans un mortier au moyen dâun pilon et le jus filtrĂ© Ă©tait placĂ© dans un vase oĂč on le laissait fermenter. Au bout de trois jours, le Soma Ă©tait prĂȘt. On sait comment se prĂ©pare le vin. Or du Soma aussi bien que du vin on tire lâeau-de-vie ou lâeau-de-feu, qui brĂ»le avec flamme. Le vin et le Soma contiennent donc le feu, le Christ. Celui-ci a dit dâailleurs par la bouche de lĂ©shu : «âJe suis la vraie vigneâ» et montrant le vin : «âCeci est mon sangâ».
Voici dâailleurs que Bacchus est devenu un Dieu phallique, ainsi quâil appert de la description que Plutarque nous donne de la FĂȘte des Dionysies, câest-Ă -dire une puissance fĂ©conde et crĂ©atrice, et aussi un Dieu de beautĂ©, de grĂące souveraine, de suggestive esthĂ©tique, ainsi quâil rĂ©sulte de la FĂȘte des AnthestĂ©ries, ces pĂąques fleuries du paganisme. Câest encore un Dieu de bontĂ©, un bienfaiteur de lâHumanitĂ©, sâopposant au farouche ArĂšs, ce DĂ©miurge hellĂ©nique, ainsi que lâindique S. G. Sophronius :
«âNĂ© bienfaisant et Ă©pris de gloire (de gloire pacifique, il faut entendre) Man (Bacchus) voulut faire participer les hommes aux utiles dĂ©couvertes dont la citĂ© cĂ©leste avait Ă©tĂ© dotĂ©e par les rois et enseigner au monde lâusage du blĂ© et du vin. Il partit donc Ă la tĂȘte dâune armĂ©e considĂ©rable (une armĂ©e dâapĂŽtres, il est Ă supposer) et visita un grand nombre de peuples, qui le reçurent comme un dieu, puisquâil apportait partout lâabondance et la joie.â»
Des influences asiatiques ne tardĂšrent pas Ă intervenir, qui transformĂšrent le concept initial du Dionysios grec en «âun adolescent aux joues imberbes, au teint dĂ©licat, Ă la figure virginale, quâencadrent les boucles flottantes dâune chevelure. Ă voir sa longue robe, sa molle et traĂźnante dĂ©marche, sa grĂące effĂ©minĂ©e, on hĂ©site Ă lui attribuer la nature masculine. Câest quâen effet le gĂ©nie religieux de lâAsie a marquĂ© Dionysios de son empreinte, il en a fait un dieu Ă double nature, un symbole de lâEssence divine, qui embrasse tout, qui comprend tout qui se suffit Ă lui-mĂȘme une divinitĂ© androgyne, comme Siva dans lâInde oĂč comme AstartĂ©, en Syrie.â» (Decharme. op. cit.).
Avec cette seconde phase, ou plutĂŽt sous ce second aspect du mythe dionysiaque, nous voyons sâaccuser de plus en plus le plan spirituel. Le dieu de Nysa devient une sorte dâincarnation delĂ BeautĂ© Ă©ternelle, un vivant et merveilleux reflet des splendeurs du PlĂ©rome. Cette insexualitĂ© mĂȘme, ou, pour mieux dire, cette fusion idĂ©ale des deux sexes, câest le rĂȘve sacrĂ© que la Gnose Valentinienne formulera dans le dogme de Bythos-SigĂ©, et dans celui des diffĂ©rentes Syzygios, qui en Ă©manent.
Sans quitter le plan divin, oĂč nous a amenĂ© cette Ă©pide, nous allons assister maintenant Ă une quasi-identification de Bacchus avec le Christ. Remarquez que cette nouvelle phase remonte, historiquement, au moins Ă cinq cents ans avant notre Ăšre, mais cela soit dit, sans vouloir amoindrir les grandes choses de la foi chrĂ©tienne. Pour le divin, le temps nâest pas. Dans lâĂ©volution historique, Bacchus a pu prĂ©cĂ©der JĂ©sus : dans la rĂ©alitĂ© Ă©ternellement fixe de lâAu-delĂ , les deux ordres de faits se confondent, câest lĂ une vĂ©ritĂ© quâon ne proclamera jamais assez haut, que cette inanitĂ© du temps dans le domaine divin.
Poursuivons. Comme le Fils de Miriam, Dionysios a ses souffrances, sa passion. Il a Ă©tĂ© surpris par les Titans qui, jaloux de lui, lâont mis en piĂšces. Son cĆur, Ă©chappĂ© Ă leurs fureurs, a Ă©tĂ© recueilli par Pallas, et il est redevenu, au ciel, le centre dâune vie renaissante [1].
De lĂ , la curieuse eucharistie pratiquĂ©e en GrĂšce, dĂšs le temps de ThĂ©mistocle, sorte de banquet mystique oĂč les InitiĂ©s mangeaient en commun la chair dâun taureau, qui Ă©tait pour eux le propre corps de Bacchus. Pour comble de similitude, Iacchos qui est un des noms de Dionysios, nâest-il pas la traduction Ă©vidente du vocable hĂ©braĂŻque leschouâ?
Bacchus fut ainsi que JĂ©sus, lâobjet dâune sorte de culte hystĂ©rique de la part des femmes. Ici, nous sortons du plan divin ou plutĂŽt nous touchons Ă la ligne, ou plan di vin et plan hylique se copĂ©nĂštrent, Ă la rĂ©gion vague, oĂč lâĂ©rotisme charnel se soude pour ainsi dire Ă la religiositĂ© mystique dionysiaque, en vertu duquel, comme dit M. Decharme, «âlâĂȘtre humain affranchi de la raison, comme dâune entrave, nâobĂ©issant quâaux palpitations de son cĆur et au dĂ©lire de son cerveau, court se perdre dans lâobjet inconnu de son adoration, auquel il abandonne la direction de sa vie et son Ăąme tout entiĂšreâ», ce mysticisme, disons-nous, a sa frappante analogie dans les extases de Sainte-ThĂ©rĂšse et de Mme Guyon.
DesmarĂšts de Saint-Sorlin nâa-t-il pas Ă©crit : «âLâĂąme Ă©tant devenue un rien ne peut rien sentirâ; quoi quâelle fasse, nâayant rien consenti, elle nâa pas pĂ©chĂ©. Par une dissolution entiĂšre de nous-mĂȘmes, la vertu du Saint-Esprit sâĂ©coule en nous, et nous devenons tout Dieu par une dĂ©formation admirable.â»
Molinos nâa-t-il pas dĂ©clarĂ© que les pĂ©chĂ©s sont une occasion dâhumilitĂ© et une Ă©chelle pour monter au cielâ?
Enfin François de Sales lui-mĂȘme nâa-t-il pas prĂ©conisĂ© lâanĂ©antissement de la volontĂ© comme un idĂ©al de perfectionâ?
Quant Ă ces fĂȘtes orgiastiques, au cours desquelles les mĂ©nades Ă©chevelĂ©es se dĂ©chirent les seins et inondent les chemins de leur sang, nâest-ce pas une rĂ©alisation anticipĂ©e de ces tendances Ă©rotico-mystiques, qui feront surgir tour Ă tour les Flagellants du moyen Ăąge, les ascĂštes des cloĂźtres et les convulsionnaires de Saint-MĂ©dardâ?
Plus sur le sujet :
Bacchus, Jésus et la Gnose.
In LâĂcho de lâAu-delĂ et dâIci-bas, n° 4, 15 fĂ©vrier 1900.
La revue ne cite pas son auteur, mais certains passages laissent penser quâil est probable que ce soit Fabre des Essarts, Tau Synesius in ecclesia.
Image : Paul VéronÚse / Public domain.
[1] Ce dĂ©tail du mythe dionysiaque a pu par voie dâatavisme, donner naissance au culte moderne du SacrĂ©-CĆur, si mal compris de tous, et principalement de ceux qui le pratiquent.