Les Philosophumena par Jules Doinel.
Nous vous proposons aujourdâhui un texte original publiĂ© originellement dans la Revue lâInitiation en aoĂ»t 1892 par Jules Doinel, Patriarche de lâĂglise Gnostique.
Ce texte est la premiĂšre partie dâune Ă©tude sur les « Philosophumena » dâHippolyte, Ă©vĂȘque de Porto, et qui contient lâexposĂ© des doctrines des grandes Ă©coles gnostiques. Il porte particuliĂšrement sur les NaassĂšnes, ou adeptes du Serpent qui, comme le dit si bien Doinel, avaient un axiome fondamental : « Le commencement de la perfection, câest de connaĂźtre IâHOMME. ConnaĂźtre DIEU est la perfection absolue ».
Spartakus FreeMann.

Ătudes Gnostiques
Les Philosophumena
Histoire du Livre
I
En 1840, MynoĂŻdes Mynas, grec Ă©rudit, reçut du ministre de lâInstruction publique, Abel Villemain, la mission dâexplorer les manuscrits conservĂ©s ou enfouis dans les monastĂšres de son pays. Lâhabile explorateur dĂ©couvrit deux ans plus tard le prĂ©cieux codex des Philosophumena et le dĂ©posa Ă la BibliothĂšque Royale. Un HellĂ©niste, M. Miller, Ă©tudia le manuscrit et le publia Ă Oxford, en 1851, sous le nom dâOrigĂšne.
Cette attribution attira les observations de la critique. Le premier qui entra en lice fut M. Jacobi. Dans une sĂ©rie dâarticles publiĂ©s Ă Berlin, du 21 juin au 29 juillet 1852, ce savant sembla dĂ©signer Hippolyte, Ă©vĂȘque de Porto, martyr et docteur de lâĂglise romaine, comme auteur des Philosophumena, et cette opinion fut embrassĂ©e et propagĂ©e par Bunsen et le docteur Wordsworth, chanoine anglican de Westminster.
Une troisiĂšme hypothĂšse soutenue dans Ecclesiastic and Theologian Review, dĂ©signa le prĂȘtre romain Caius.
En France, lâabbĂ© Jallabert nomma Tertullien, mais son opinion, vivement combattue, tomba dâelle-mĂȘme. En somme, on ignore le nom de lâauteur des Philosophumena.
II
Peu importe, du reste. Lâimportance de ce recueil rĂ©side dans les rĂ©vĂ©lations quâil renferme. Ăcrit par un orthodoxe naĂŻf et fanatique, il nâen contient pas moins lâexposĂ© des doctrines des grandes Ă©coles gnostiques. Des points laissĂ©s dans lâombre par IrĂ©nĂ©e, Ăpiphane et ClĂ©ment dâAlexandrie, sont Ă©claircis par ce livre Ă©trange. Simon le Mage y apparaĂźt dans tout lâĂ©clat de la profonde et magnifique thĂ©orie. Les systĂšmes de Valentin et Basilide sont exposĂ©s avec un enchaĂźnement merveilleux. On verni, en outre, quelle clartĂ© le compilateur ennemi a jetĂ©e sur les dogmoi des SĂ©thĂźens, des PĂ©raĂŻtes, des NaassĂ©niens, de NoĂ«tus, des DocĂštes, de Marcion, des ElchasaĂŻtes, etc.
Le manuscrit est en papier assez semblable Ă du parchemin. Sa forme est quadrangulaire. Il compte 137 feuillets. Un copiste du nom de Michel la transcrit au XIVe siĂšcle sur un original disparu, Michel nâa transcrit que huit livres sur dix. Le manuscrit est tronquĂ© au commencement. Il lui manque quatre feuillets.
Nous nous proposons de faire connaßtre aux frÚres Initiés ci aux lecteurs de cette Revue, tout ce qui, dans les Philosophumena, a trait à la trÚs sainte Gnose, sous toutes ses formes.
III
Auparavant, donnons une idĂ©e matĂ©rielle de la division de lâouvrage.
Nous nous servons pour cet objet de la belle Ă©dition publiĂ©e en 1860, par lâabbĂ© Patrice Cruice et imprimĂ© par ordre de lâEmpereur, Ă lâImprimerie ImpĂ©riale, format in-8, 49 pages de prolĂ©gomĂšnes, 548 pages de texte et de tables. Le texte grec est accompagnĂ© dâune traduction latine, dĂ©fectueuse quelquefois, barbare le plus souvent. Mais le texte est bien Ă©tabli et les notes contiennent des variantes et des observations sagaces. Il faut se mĂ©fier des prolĂ©gomĂšnes, dĂ©pourvus de libertĂ© critique et entachĂ©s de prĂ©ventions regrettables contre tout ce qui nâest pas absolument romain.
M. Cruice avait publiĂ©, auparavant, en 1853, chez PĂ©risse, des Ă©tudes sur les Philosophumena. Câest particuliĂšrement un ouvrage de controverse passionnĂ©e et dâapologĂ©tique bizarre sur les commencements de lâĂglise romaine et les accusations que lâauteur des Philosophumena Ă©lĂšve contre le pape Calliste, dont il fait un disciple de NoĂ©tus, de ClĂ©omĂšne et de ThĂ©odore. II y a apparence que lâauteur inconnu, contemporain de ce pape, en savait plus que M. Cruice lĂ -dessus. Mais passons. Cela ne sous regarde pas.
IV
Ceci posé, entrons en matiÚre.
Le premier livre (pages 1 Ă 52) contient la rĂ©futation des hĂ©rĂ©sies. Les systĂšmes de ThaĂŻes, Pythagore, EmpĂ©docle, HĂ©raclite, Anaximandre, AnaximĂšne, Anaxagore, ArchĂ©laĂŒs, ParmĂ©nide, Leucippe, DĂ©mocrite, XĂ©nophane, Ecphantos, Hippon, Socrate, Platon, Aristote, des StoĂŻciens, dâĂpicure, des AcadĂ©miques, des Brahmanes, des Druides, dâHĂ©siode sont passĂ©s en revue, plus ou moins briĂšvement. On comprend que lâauteur donne la philosophie antique comme base Ă toutes les hĂ©rĂ©sies.
Ce premier livre a rĂ©vĂ©lĂ© des fragments, jusquâalors inconnus, des philosophes grecs, principalement des IdĂ©alistes.
Les deuxiĂšme et troisiĂšme livres manquent. Le quatriĂšme livre (pages 53-136), expose les doctrines des astrologues, des mathĂ©maticiens, la divination par le visage, la magie, la divination par les astres, lâart, des nombres. Il est prĂ©cieux Ă consulter, et je le recommande Ă notre frĂšre Papus.
Le cinquiĂšme livre (pages 138-241) nous conduit en pleine Gnose. NaassĂ©niens, PĂ©rates, SĂ©thiens, Justin le Gnostique, nous y rĂ©vĂšlent leurs systĂšmes. Le cinquiĂšme livre sera complĂštement analysĂ© pour lâInitiation.
V
Le sixiĂšme livre (page 242-332) est consacrĂ© Ă nos maĂźtres Simon le Mage et Valentin. Il parle aussi des systĂšmes de Secundus, PtolĂ©mĂ©e et HĂ©raclĂ©on, de Markos et de Colarbase. Il va sans dire que ce livre nous arrĂȘtera longuement.
Avec le septiĂšme livre (pages 333-395), nous aurons Ă parler de notre maĂźtre Basilide, de Satornilos, de MĂ©andre, de notre maĂźtre Marcion, de Carpocrate, de CĂ©sinthe, des EbionĂ©ens, de ThĂ©odote, de Cerdon, de Lucien le Gnostique et dâApelles.
Le huitiÚme livre (pages 396-243) est consacré aux DocÚtes, à Monoïrnos, à Tatien, à HermogÚne, à notre maßtre Montan et aux prophÚtes Priscella [sic] et Maximilla.
Dans le livre neuviĂšme (pages 424-483) sont exposĂ©es les doctrines de NoĂ«tus, du pape Calliste, dâElchasaĂčs.
Enfin, le dixiĂšme (pages 474-524) est comme un rĂ©sumĂ© (Ici rĂ©futations de lâauteur. RĂ©futations dâune faiblesse vĂ©ritablement enfantine. Lâauteur des Philosophumena expose admirablement Gnose et la rĂ©fute trĂšs mal. Lâexposition nous suffit.
PremiÚre Section : La Gnose Ophite ou Naassénienne
I
Le mot hĂ©breu Naas, signifie serpent. Les gnostiques NaassĂ©niem lui empruntĂšrent leur nom. Vulgairement, on les appelle les Ophites. Lâauteur des Philosophumena prĂ©tend quâils se vantaient de connaĂźtre les PROFONDEURS.
Leur doctrine en effet Ă©tait profonde de symbolisme. Ils Ă©tablissaient pour premier principe lâHOMME IDEAL et le fils de cet homme. Cet homme, type Ă la fois mĂąle et femelle, portait le nom mystique dâAdam. Un trĂšs beau fragment de leur hymne dâadoration nous a Ă©tĂ© conservĂ© ; « De Toi vient le PĂšre (la PaternitĂ©) ; par Toi est la MĂšre (la MaternitĂ©). Gloire Ă leurs noms immortels ! PĂšre des Eons (ou plutĂŽt : gĂ©nĂ©rateur des Eons !) Citoyen cĂ©leste ! Homme par essence (Homme au grand nom) ! ».
Cet homme-type devient triple. Il est intelligible, psychique, terrestre. Le connaĂźtre, câest connaĂźtre le Divin. Les NaassĂ©niens avaient un axiome fondamental : « Le commencement de la perfection, câest de connaĂźtre IâHOMME. ConnaĂźtre DIEU est la perfection absolue ».
II
Or cet homme-type, lâHOMME EN SOI, se manifeste dans JĂ©sus, fils de lâEon Miriam (Marie). Et la triple essence de cet homme-type fit entendre sa triple parole par lâorgane angĂ©lique du Seigneur. Câest pourquoi cette triple parole, ce Logos triple, crĂ©a trois Ă©glises : lâAngĂ©lique, la Psychique, la Terrestre. Ă chacune de ces Ăglises, la Gnose donne un nom mystĂ©rieux : lâELUE, lâAPPELLEE, la CAPTIVE, Les NaassĂ©niens disaient tenir ces dogmes de Jacques, frĂšre du Seigneur, par le canal de la femme apostolique, Marianne. Leur Adam symbolique renfermait en soi toute paternitĂ©.
Que pensaient-ils de lâĂąme ? LâĂąme Ă©tait triple comme lâHomme supĂ©rieur et comme lâĂglise. Cette triplicitĂ© ne rompait cependant pas son unitĂ©. Une par essence, triple par manifestation. LâĂąme est la cause de la crĂ©ation ; en effet, elle est la substance de tout ce qui vit. Elle renferme en soi le principe nutritif, comme Ăąme terrestre. Les pierres elles-mĂȘmes, les minĂ©raux ne sâaccroissent que par lâĂąme ; et lâĂąme a pour lien entre les choses et elle, le DESIR, cet obscur besoin qui fait que les choses la demandent et quâelle se rĂ©pand dans les choses.
Tout aime. Tout sâunit. Tout se meut par lâinsatiable DĂ©sir. Tout ce qui est dans le ciel, dans la terre, au-dessous de la terre, est amoureux de lâĂąme et rĂ©clame ses embrassements fĂ©conds, son accouplement mystĂ©rieux et sublime.
III
Câest lâAphrodite des HellĂšnes que le mystique Adonis presse sur sa poitrine nue, dans la fusion des germes, des idĂ©es et des forces. Attis Ă©masculĂ© figure la nature privĂ©e des joies ineffables de la connexion avec lâĂąme. Virgile a dit aussi dans un vers inspirĂ© : Mens agitĂąt molem et magno se corpore miscet. Ce mĂ©lange de lâĂąme et du monde, quâil soit intellectuel ou terrestre, sâidĂ©alise dans le Grand ANDROGYNE Ă©ternel, le MAS-FEMINA divin.
Quand Isis cherche les parties sexuelles dâOsiris, elle reprĂ©sente le principe fĂ©minin sĂ©parĂ© du principe mĂąle. Et le principe mĂąle, Osiris, a lâeau pour emblĂšme, parce que lâeau est fĂ©conde et quâelle figure le germe gĂ©nĂ©rateur, la semence. Isis fait sept voyages dans cette recherche, parce que les sept planĂštes roulent dans leurs sept sphĂšres Ă©thĂ©rĂ©es figurant lâuniversalitĂ© des choses. Isis tombe et se relĂšve sept fois. LâĂcriture dit : « Le Juste tombera sept fois et se relĂšvera sept fois ».
Les NaassĂ©niens honoraient les images des sexes. Le Lingo reprĂ©sentait pour eux le flambeau de la vie. Quelquefois, ils lui donnaient le nom dâIadalbaoth ! le DĂ©miurge, et le pĂšre du Cosmos.
« II a dans ses mains, chantaient-ils, une verge dorée, merveilleuse, douceur pour les regards et tirant les morts de leur sommeil ». Les morts sont ici les puissances féminines assoupies.
IV
LâAdam typique androgyne, mas-femina, a pour emblĂšme lâOcĂ©an, abĂźme des Ă©nergies, soulevĂ© par la collision de ses flots, tantĂŽt jusquâau ciel et tantĂŽt jusquâaux profondeurs insondĂ©es.
LâOcĂ©an qui sâaffaisse dans les gouffres infĂ©rieurs est lâimage des Ă©manations dâEn-Bas. LâOcĂ©an qui monte vers les astres, en gonflant ses lames comme des mamelles Ă©rigĂ©es, est lâimage des gĂ©nĂ©rations dâEn-Haut, « les fils de lâaltissime ». Les gĂ©nĂ©rations sont pĂ©rissables ; celles dâEn-Haut sont Ă©ternelles. « Ce qui est nĂ© de la chair est chair. Ce qui est nĂ© de lâEsprit est Esprit ».
Trois mots de mystĂšre servaient aux initiations NaassĂ©niques. CâĂ©taient, Caulacau, Saulasau, Zaesar. Le premier sâappliquait Ă lâAdam supĂ©rieur, le second Ă lâAdam terrestre, le troisiĂšme Ă ce Jourdain mystique fleuve de la SĂ©paration quâil fallait franchir pour passer de Bas en Haut, la MORT.
Câest lâeau de ce fleuve que JĂ©sus changea en vin, changeant le Transitoire en Ăternel, la MortalitĂ© en ImmortalitĂ©. « O Mort ! oĂč est ta victoire ? O SĂ©pulcre ! oĂč est ton aiguillon ? ».
V
Les NaassĂ©niens paraissent avoir empruntĂ© leur initiation aux mystĂšres de Samothrace. Samothrace possĂ©dait, disaient-ils, le secret ineffable de lâAdam-Principe. Dans les temples cachĂ©s, il y avait leurs simulacres. CâĂ©taient deux hommes nus dont le lingo Ă©tait droit et dont les mains se tendaient vers les astres. Ils figuraient lâaspiration aux gĂ©nĂ©rations supĂ©rieures.
Ces deux images figuraient encore lâAdam type, et lâAdam de Renaissance, câest-Ă -dire lâhomme terrestre sublimĂ© et purifiĂ© dâaprĂšs la ressemblance de son principe divin. Lâhomme devenait ainsi le Corybante sacrĂ© : « Ălevez-vous, portes Ă©ternelles, et le roi de gloire entrera ! » La voie dâĂ©manation est lâĂ©chelle sainte que Jacob vit en songe dans les plaines arides de la MĂ©sopotamie. MĂ©sopotamie symbolise le grand fleuve des gĂ©nĂ©rations qui Ă©mane du premier principe. « Oh ! que ce lieu est terrible, dit le Texte. Câest vraiment la maison de Dieu et la porte du ciel ! ». Et le Seigneur Christos ajoute : « Moi, je suis la porte vĂ©ritable ! ».
De lĂ dĂ©coulait la thĂ©orie de la rĂ©surrection. Lâhomme, en renaissant, devient Dieu. Il meurt par la gĂ©nĂ©ration humaine, il revit par lâĂ©manation divine. Le parfait gnostique comprend seul ce mystĂšre.
VI
Câest pourquoi lâesprit demeure seul. Et cet Esprit, câest Dieu. Il faut lâadorer « non sur cette montagne, non dans JĂ©rusalem », mais en esprit, LĂ oĂč est lâAdam-Eve, lĂ est lâEsprit. Il a mille noms. Il est mille lumiĂšres. Il brĂ»le comme un feu inextinguible. Il est le Logos de lâAmour. Il est Ă la fois SCIENCE et AMOUR ; il rĂ©vĂšle la PUISSANCE. Il est la racine des pensĂ©es et des Ă©ons. Il renferme le compris et le non compris, lâĂȘtre et le non-ĂȘtre, lâengendrĂ© et le stĂ©rile, les ans, les mois, les jours, les heures. Il est le point indivisible. Il a pour signe graphique : le Naas.
à son honneur, les Naasséniens chantaient des hymnes dont voici le plus beau :
« La loi de gĂ©nĂ©ration est lâintelligence premiĂšre !
« Le Chaos naquit de sa semence répandue.
« LâĂąme Ă©mergeant, lumineuse, du Chaos.
« LâĂąme, revĂȘtue de la forme fluide des ondes, lutte contre la mort et la douleur.
« TantÎt elle plane dans la clarté.
« TantÎt elle pleure dans la fange (des sens).
« Elle gémit et jouit.
« Elle sanglote et raisonne.
« Elle dirige et sâĂ©teint.
« Elle erre dans le labyrinthe des formes.
« Mais Jésus dit : Regarde, Î mon PÚre !
« Regarde les luttes du mal !
« Lâhomme cherche Ă fuir ce dur chaos.
« II ne sait comment le franchir.
« Pour aider lâhomme, tu mâas envoyĂ© !
« Je suis descendu, porteur de ton sceau.
« Jâai traversĂ© tous les Ăons.
« Jâai dĂ©couvert tous les mystĂšres.
« Jâai rĂ©vĂ©lĂ© la forme du divin.
« Jâai enseignĂ© les lois de la saintetĂ©.
« Jâai enseignĂ© la GNOSE ».
Plus sur le sujet :
Les Philosophumena, Jules Doinel. LâInitiation, aoĂ»t 1892.
Illustration par Enrique Meseguer de Pixabay