Un article de Melmothia sur Aleister Crowley & Austin Osman Spare.

Le texte ci-dessous s’inspire largement de l’article « Discord in the Garden of Janus, Aleister Crowley and Austin Osman Spare » de Keith Richmond, publiĂ© dans l’ouvrage Austin Osman Spare : Artist – Occultist – Sensualist, Beskin Press, 1999.

Austin Osman Spare
Aleister Crowley & Austin Osman Spare

La premiĂšre rencontre d’Austin Osman Spare et d’Aleister Crowley aurait eu lieu, si l’on en croit Kenneth Grant, lors de la premiĂšre grande exposition du peintre en hiver 1907, Ă  la Galerie d’Art Bruton Ă  Londres. La lĂ©gende veut que le mage se soit annoncĂ© comme Ă©tant « le vicaire de Dieu sur Terre », ce Ă  quoi Spare aurait rĂ©pondu qu’il ressemblait davantage Ă  un « maquereau italien au chĂŽmage »  Quoi qu’il en soit, Spare et Crowley semblent avoir nouĂ© une amitiĂ© dĂšs 1908. L’annĂ©e suivante, dans l’un des rares courriers de Spare adressĂ© Ă  Crowley que la postĂ©ritĂ© a conservĂ©s, le peintre remercie le mage de lui avoir envoyĂ© une copie de son poĂšme « Le Jardin de Janus » [voir plus bas]. Dans ce mĂȘme courrier, Spare Ă©voque ses difficultĂ©s financiĂšres qui ne lui permettent pas l’achat d’une robe cĂ©rĂ©monielle ; dans une lettre ultĂ©rieure, il annonce qu’il a « choisi un nomen magick : « Yihoveaum » [1] et, peu de temps aprĂšs, le 10 juillet 1909, il prĂȘte le serment de Probationner de l’A∎A∎ en prĂ©sence d’Aleister Crowley [2].

UltĂ©rieurement, Spare Ă©crira Ă  Grant que sa participation Ă  l’Ordre Ă©tait purement honorifique et qu’elle avait eu lieu sur l’initiative d’Aleister Crowley ; mais ce reniement sonne faux Ă  la lumiĂšre de ces informations, d’autant l’A∎A∎ n’était, de toute façon, pas prĂ©vu pour accepter des membres honorifiques et la simple charge de Probationner (stagiaire) demandait dĂ©jĂ  beaucoup d’engagement et de temps.

De 1909 Ă  1911, Spare semble avoir frĂ©quentĂ© le mage de façon assez rĂ©guliĂšre et s’ĂȘtre liĂ© avec certains de ses proches comme Victor Neuburg ou George Raffalovich. De son cĂŽtĂ©, Crowley tenta d’aider le peintre en lui des prĂ©sentant certaines de ses connaissances dans le milieu de l’art et de l’édition. Il publia Ă©galement des dessins de Spare dans sa revue The Equinox. Keith Richmond raconte qu’à la mi-octobre Spare envoya fiĂšrement une copie de luxe du volume I, 2 Ă  son patron, Pickford Waller. Dans la lettre jointe, il annonce : « le prochain numĂ©ro accueillera une planche couleur peinte par mes soins ». Ce projet cependant, ne se matĂ©rialisa jamais et, autant qu’on le sache, ses contributions au Volume I, 2 de The Equinox, sont les seules illustrations de Spare pour la revue. Il est cependant difficile d’en conclure que les deux hommes Ă©taient dĂ©jĂ  brouillĂ©s, car Spare semble avoir eu pour sale habitude de ne pas honorer ses commandes.

La piste se perd jusqu’à la fin dĂ©cembre 1912, annĂ©e oĂč Crowley s’est donnĂ© la tĂąche d’examiner les progrĂšs des Probationner dans A∎A∎ Sous le nom de Spare, Crowley note : « Un artiste. Ne peut comprendre l’organisation. Sans quoi il aurait rĂ©ussi » [3]. Ce qui signifie que Spare avait Ă©chouĂ© d’une façon ou d’une autre aux tests de Probationner – version plus probable que la relecture ultĂ©rieure de l’artiste qui prĂ©tend n’avoir jamais Ă©tĂ© un vrai membre de l’Ordre et avoir quittĂ© par dĂ©goĂ»t le cercle de Crowley.

Lorsque, quelques mois plus tard, Crowley Ă©crit Ă  Spare pour lui demander des illustrations pour le numĂ©ro 10 de The Equinox, le peintre ne rĂ©pond pas. La rupture semble alors consommĂ©e. L’ampleur de la haine de Spare s’exprimera quelques mois plus tard, dans le Livre du Plaisir. S’il ne nomme pas explicitement Crowley, l’attaque semble clairement dirigĂ©e : « En consĂ©quence, reconnaissez les Charlatans Ă  leur amour des robes somptueuses, de la cĂ©rĂ©monie, du rituel, des retraites magiques, des conditions absurdes, et d’autres stupiditĂ©s encore, trop nombreuses pour ĂȘtre citĂ©es. Toute leur doctrine est un Ă©talage de vantardise, une lĂąchetĂ© tiraillĂ©e par la soif de notoriĂ©tĂ© ; leur norme Ă©tant tout ce qui n’est pas nĂ©cessaire, leur Ă©chec garanti Ă  coup sĂ»r. C’est pourquoi ceux qui possĂšdent une certaine compĂ©tence naturelle la perdent vite au contact de leur enseignement ! » – Le Livre du Plaisir, Austin Osman Spare

Dans leurs Ă©crits sur A.O.S., Steffi et Kenneth Grant rapportent que Spare refusait de parler de Crowley en d’autres termes que « d’un bouffon ridicule ». Les anecdotes qu’il rapportera au couple feront systĂ©matiquement porter l’accent que sur les pires aspects de son ancien ami. Il raconte ainsi que Crowley se serait promenĂ© en robe de mage dans Regent Street, persuadĂ© d’ĂȘtre protĂ©gĂ© des regards par un sort d’invisibilitĂ©. Vraie ou non, l’histoire n’a qu’une seule visĂ©e : celle de ridiculiser Crowley. Pourquoi une telle virulence ? Il est de coutume de l’attribuer Ă  des divergences philosophiques, ainsi qu’au dĂ©sir de Spare de se dĂ©marquer pour fonder son propre systĂšme : « Spare semble adopter cette stratĂ©gie (souvent utilisĂ©e par ceux qui cherchent Ă  promulguer une nouvelle doctrine occulte, religieuse, ou un systĂšme philosophique) consistant Ă  lancer d’une attaque prĂ©ventive contre les systĂšmes rivaux, avant de procĂ©der Ă  la prĂ©sentation de sa propre doctrine » [4]. Cependant, selon Keith Richmond, cette vĂ©hĂ©mence pourrait rĂ©vĂ©ler des motivations plus intimes : les trois poĂšmes adressĂ©s par Crowley Ă  Spare contiendraient des propositions sexuelles que le peintre aurait acceptĂ©es ou repoussĂ©es, mais qui, dans tous les cas, auraient abouti Ă  une rupture radicale entre les deux hommes. Un tel scĂ©nario expliquerait la rapiditĂ© et la violence du schisme, mais Ă©galement la nature extrĂȘmement personnelle de la diatribe contre les « magiciens » dans le Livre du plaisir.

De son cĂŽtĂ©, Crowley fera preuve de moins d’agressivitĂ©, mais parle trĂšs peu de Spare dans ses pourtant fort volumineuses Confessions. En guise de rĂ©ponse aux attaques contenues dans le Livre du Plaisir, il se contentera de rĂ©pondre : « ImitĂ© des travaux d’Aleister Crowley, Kwang-Tze et d’autres adeptes. Leurs discours et pensĂ©es sont mal rendus et distordus. Spare fut un temps le disciple de Fra. P. [Frater Perdurabo, c’est-Ă -dire Crowley] qui prĂ©fĂ©ra le brider en raison de sa tendance Ă  la Magie Noire. Cette tendance est visible dans ses ouvrages » [5].

Durant la PremiĂšre Guerre mondiale, Aleister Crowley restera en AmĂ©rique, ne revenant en Grande-Bretagne que trĂšs briĂšvement aprĂšs la fin de la guerre, avant de se rendre en France, puis en Sicile pour fonder sa cĂ©lĂšbre « Abbaye de ThĂ©lĂšme ». De son cĂŽtĂ©, Spare passera la majeure partie des annĂ©es de guerre Ă  Londres. AprĂšs la cessation des hostilitĂ©s en 1919, il sera envoyĂ© en France comme dessinateur, avant de revenir Ă  Angleterre et ĂȘtre finalement dĂ©mobilisĂ© en novembre de la mĂȘme annĂ©e. Pour autant qu’on puisse en juger, il n’y eut plus aucun contact entre Crowley et Spare jusqu’en 1922 lorsque, fatiguĂ© de la vie relativement spartiate Ă  Cefalu, Crowley quitta la place, dĂ©cidĂ© Ă  monnayer ses travaux littĂ©raires. Revenu sur Londres, il se mit Ă  dĂ©marcher ses vieilles connaissances, parmi lesquelles Spare qui Ă©tait alors coĂ©diteur de la revue Form, A Quarterly of the Arts. En rĂ©alitĂ©, mĂȘme s’il l’avait voulu, Spare n’aurait pas pu aider Crowley, la revue Ă©tant sur le point de fermer boutique – le dernier numĂ©ro sortit en janvier 1922. En guise de compensation – ou pour s’en dĂ©barrasser, il envoya Ă  Crowley une copie de son dernier livre paru, The Focus of Life. Peut-ĂȘtre adouci par ce cadeau inattendu, Crowley se montra trĂšs gĂ©nĂ©reux dans l’apprĂ©ciation du livre et Spare redevint sous sa plume « mon disciple ».

Que la thĂšse « sexuelle » de Keith Richmond soit fondĂ©e ou non, il n’y eut jamais de rĂ©conciliation entre les deux hommes et le bref Ă©change de 1922 semble avoir Ă©tĂ© le dernier. Peu de temps aprĂšs, Crowley retourna dans son abbaye de Cefalu, puis voyagea longuement Ă  l’Ă©tranger, avant de revenir en Angleterre dans les annĂ©es 1930. Il mourut dans une pension de famille Ă  Hastings en 1947.

À Kenneth Grant qui frĂ©quentait les deux partis, Crowley parla de son ancien disciple comme d’un « fils errant », peintre talentueux, mais que ses parti-pris magiques avaient rendu « noir ». De son cĂŽtĂ©, Austin Osman Spare, plus rancunier, semble avoir tenu Ă  dĂ©tester Crowley jusqu’à sa mort.

Extrait du Jardin de Janus (The Garden of Janus)

I.

Le nuage de mon lit est teintĂ© de sang et d’Ă©cume.

La voûte brille encore au soleil,

Tordu au dessus de l’Ouest, brave arĂšne

Dont les gladiateurs se heurtent et s’esquivent

Alors que le bleu de la nuit les avale, crĂȘte Ă©rigĂ©e

De la mer morte du sommeil

Qui dĂ©vore les rives de la vie, des anneaux autour de l’Ă©ternitĂ© !

II.

Ainsi, il est parti, celui dont l’Ă©pĂ©e gigantesque crache des flammes

Dans mes entrailles ; mon sang ensorcelé ;

Mon esprit se rĂ©pand dans l’extase de la honte.

Cette douleur déchirante est partie, enrichie

Du spasme vital, mais il s’en est allĂ©, le double de

Moi-mĂȘme s’en est allĂ©

AspirĂ© par le dragon sous l’horizon de la mort.

III

Je me suis éveillé. Couché sur la pelouse ;

Ils avaient jeté des roses sur la mousse

Avec toutes leurs Ă©pines ; nous sommes arrivĂ©s lĂ , Ă  l’aube,

Mon seigneur et moi ; Dieu a traversé

Le ciel dans son vaisseau d’ambre, portĂ©

Par le chant des vents

Tandis que nous tissions des guirlandes de fleurs de nos esprits.

IV

Toute la journĂ©e, mon amant a daignĂ© m’assassiner,

Tissant de ses baisers une chaĂźne

Autour de mon cou ; démon-broderie !

Ecchymoses comme des ébauches de montagnes dans le lointain

La vallĂ©e de mon corps d’ivoire !

Puis vĂźnt dernier sommeil.

Je me réveille et il est parti, que dois-je faire sinon pleurer?

[
]

VII

Je me suis levĂ© pour le chercher. Mes pas d’abord lĂ©gers

Pressant la mousse moirée, mais bientÎt

Errant, comme un saint séquestré

Dans le bois – mon esprit. La lune

était malmenée par les arbres, dont le joug féroce

Ne lui laissait qu’un rayon

Pour percer la terre en lambeaux entre les racines courant sur le sol.

[
]

XXIX

Me voilà allongé nu sur une lame,

Toute mon ùme secouée

Par la lutte attendue et pourtant surprenante,

Un martyre de la béatitude.

Bien que la mort soit venue, je pourrais l’embrasser dans la vie ;

Bien que la vie soit venue, je

Pourrais l’embrasser dans la mort, et toutefois, ni vivre ni mourir !

XXX

Pourtant, je ne suis que le petit enfant, le pĂšre, la mĂšre,

Mais également aucun de ceux-là ;

Car à présent le chaos cosmique du JE SUIS

Éclate comme une bulle. Mystique

La nuit descend, une flamme vacillante

S’essaie à serpenter,

Pour ĂȘtre un signe pour ceux qui n’ont encore jamais Ă©tĂ©.

XXXI

Dans l’univers que j’ai mesurĂ© avec ma canne.

Les Noirs équilibraient exactement les Blancs ;

Satan se laissa tomber mĂȘme aprĂšs avoir grimpĂ© jusqu’Ă  Dieu ;

Les putes prient et dansent avec des prĂȘtres.

Donc, dans mon livre, le pair correspond à l’impair

Nul mot que j’y ai Ă©crit

Qui ne soit scellé avec le sceau du bouc.

XXXII

Cela aussi je le scelle. Lis ceci, toi

Dont les yeux sont aveugles ! Puisses-tu distinguer

Dans la roue (qui semble toujours tourner

Dans toutes les directions) un point d’or statique.

Puisses-tu alors t’en extraire et t’établir dans

Cette Sphere ultime

Que l’éloignement illimitĂ© rend infiniment proche.

(Texte original disponible sur PoemHunter.com)

Plus sur le sujet :

Aleister Crowley & Austin Osman Spare, Melmothia, 2010.

Notes

[1] D’aprĂšs Kenneth Grant (Images et oracles d’Austin Osman Spare), le nomen, « Yihoveaum », semble avoir Ă©tĂ© composĂ© par Spare Ă  partir du TĂ©tragramme (le Nom SacrĂ© de Dieu pour les juifs : YHVH) et du mantra « Aum ».

[2] L’Astrum Argentum Ă©tait alors une organisation beaucoup plus petite que la Golden Dawn et Spare aurait Ă©tĂ© sans doute surpris d’apprendre qu’il en Ă©tait le septiĂšme membre. Lors de la sortie du premier numĂ©ro de The Equinox en mars 1909, l’Ordre comptait seulement trois membres officiels – c’est-Ă -dire ayant ratifiĂ© la charte : Aleister Crowley lui-mĂȘme, John Frederick Charles Fuller et Victor B. Neuberg.

[3] « An artist, can’t understand organisation or would have passed ».

[4] « Discord in the Garden of Janus, Aleister Crowley and Austin Osman Spare », Keith Richmond. In Austin Osman Spare: Artist – Occultist – Sensualist, Beskin Press, 1999. Sur le site LAShTAL.

[5] Crowley parlait gĂ©nĂ©ralement de lui-mĂȘme Ă  la troisiĂšme personne.

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