Harpocrate selon Dom Pernety.
Il nây a quâun sentiment dans tous les Auteurs au sujet Harpocrate pris pour le Dieu du silenceâ; il est vrai que dans tous les monuments oĂč il est reprĂ©sentĂ©, son attitude est de porter le doigt sur la bouche, pour marquer, dit Plutarque (De Isir. & Osir.) que les hommes qui connaissaient les Dieux, dans les temples desquels Harpocrate Ă©tait placĂ©, ne devaient pas en parler tĂ©mĂ©rairement. Cette attitude le distingue de tous les autres Dieux de lâĂgypte, avec lesquels il a souvent quelque rapport par les symboles dont il est accompagnĂ©. De lĂ vient que beaucoup dâAuteurs lâont conÂfondu avec Horus, & lâon dit fils dâIsis & dâOsiris. Dans tous les temples dâIsis & de SĂ©rapis on voyait une autre idole portant le doigt sur la bouche, & cette idole est sans doute celle dont parle S. Augustin (De Civ. Dei. 1. 18.c.5.) dâaprĂšs Varron, qui disait quâil y avait une loi en Ăgypte pour dĂ©fendre sous peine de la vie, de dire que ces Dieux avaient Ă©tĂ© des hommes. Cette idole ne pouvoir ĂȘtre quâHarpocrate, quâAusone appelle Sigaleon.
En confondant Horus avec Harpocrate on sâest trouvĂ© dans la nĂ©cessitĂ© de dire quâils Ă©taient lâun & lâautre des symboles du Soleilâ; & Ă dire le vrai quelques figures dâHarpocrate ornĂ©es de rayons, ou assises sur le lotus, ou qui portent un arc & une trousse ou carquois, ont donnĂ© lieu Ă cette erreur. Dans ce cas-lĂ il faudrait dire que les Ăgyptiens avaient de la discrĂ©tion du SoÂleil une toute autre idĂ©e que nâen avaient les Grecs. Si Harpocrate Ă©tait le Dieu du silence, & Ă©tait en mĂȘme temps le symbole du Soleil chez les premiers, il ne pouvait ĂȘtre lâun & lâautre chez les secondsâ; puisquâApollon ou le Soleil, selon les Grecs, ne put garder le secret sur lâaÂdultĂšre de Mars & de VĂ©nus. Ils avaient cepenÂdant les uns & les autres la mĂȘme idĂ©e dâHarÂpocrate, & le regardaient comme le Dieu du secret qui se conserve dans le silence, & sâĂ©vaÂnouit par la rĂ©vĂ©lation. Harpocrate par consĂ©quent nâĂ©tait pas le symbole du Soleil, mais les hiĂ©roÂglyphes, dont on accompagnait sa figure, avaient un rapport symbolique avec le Soleilâ; câest-Ă -dire, le Soleil Philosophique donc Horus Ă©tait aussi un hiĂ©roglyphe.
Les Auteurs qui nous apprennent quâHarpocrate Ă©tait fils dâIsis & dâOsiris, disent vrai, parce quâils le tenaient des PrĂȘtres dâĂgypteâ; mais ces Auteurs prenaient cette gĂ©nĂ©ration dans le sens naturel, au lieu que les PrĂȘtres Philosophes le disaient dans un sens allĂ©gorique. puisque tous les Grecs & les Latins Ă©taient convaincus que ces PrĂȘtres mĂȘlaient toujours du mystĂ©rieux dans leurs paroles, leurs gestes, leurs actions, leurs histoires & leurs figures, quâon regardait toutes comme des symboles, il est surprenant que ces Auteurs aient pris Ă la lettre tant de choses quâils nous rapportent des Ăgyptiens. Leurs tĂ©moignaÂges propres les condamnent Ă cet Ă©gard. Nos Mythologues & nos Antiquaires auraient dĂ» faire cette attention.
Le secret donc Harpocrate Ă©tait le Dieu, Ă©tait Ă la vĂ©ritĂ© le secret en gĂ©nĂ©ral que lâon doit garder sur tout ce qui nous est confiĂ©. Mais les attributs Harpocrate nous indiquent lâobjet du secret particulier donc il Ă©tait question chez les PrĂȘtres dâĂgypte. Isis, Osiris, Horus, ou plutĂŽt ce quâils reprĂ©sentaient symboliqueÂment, Ă©taient lâobjet de ce secret. Ils en furent la matiĂšreâ; ils en fournirent le sujet, ils le firent naĂźtreâ; il tirait donc son existence dâeuxâ; & lâon pouvait dire par consĂ©quent quâHarpocrate Ă©tait fils dâIsis & dâOsiris.
Si, comme lâa prĂ©tendu prouver lâillustre M. Cuper dans son TraitĂ© sur Harpocrate, on ne doit regarder ce Dieu que comme une mĂȘme personne avec Orus, pourquoi tous les Anciens les distinguaient-ilsâ? pourquoi Orus nâa-t-il jamais passĂ© pour Dieu du silenceâ? & pourquoi ne le voit-on dans aucun monument reprĂ©sentĂ© de la mĂȘme maniĂšre & avec les mĂȘmes symbolesâ? Je nây vois quâune seule ressemblanceâ; câest que lâun & lâautre se trouvent sous la figure dâun enfantâ; mais encore diffĂšrent-ils, en ce quâOrus est presque toujours emmaillotĂ©, ou sur les genoux dâIsis qui lâallaiteâ; au lieu quâHarpocrate est trĂšs souvent un jeune homme, & mĂȘme un homme fait.
Le chat-huant, le chien, le serpent ne furent jamais des symboles donnĂ©s Ă Orusâ; & tout ce quâils pourraient avoir de commun sont les rayons quâon a mis autour de la tĂȘte dâHarpocrate, & la corne dâabondance, tels quâon en voit pluÂsieurs dans lâAntiquitĂ© expliquĂ©e de Dom BerÂnard de Montfaucon. Mais il est bon de remarÂquer que jamais Harpocrate ne se trouve reprĂ©sentĂ© la tĂȘte rayonnante. Sans quâon y ait joint quelque autre symbole. Quoi quâil en soit, le serÂpent, le chat-huant & le chien sont tous des symboles qui conviennent parfaitement au Dieu du secret, & nullement Ă Orus pris pour le SoÂleil. Le chat-huant Ă©tait lâoiseau de Minerve, DĂ©esse de la sagesse : le serpent fut toujours un symbole de prudence, & le chien un symbole de fidĂ©litĂ©. Je laisse au Lecteur Ă en faire lâapplication.
Les autres symboles donnĂ©s Ă Harpocrate signifiaient lâobjet mĂȘme du secret quâil recommandait en mettant le doigt sur la boucheâ; câest-Ă -dire, lâor ou le Soleil HermĂ©tique, par la fleur de lotus sur lequel on le trouve quelquefois assis, ou quâil porte sur la tĂȘte, par les rayons dont sa tĂȘte est environnĂ©e, & enfin par la corne dâaÂbondance quâil tientâ; puisque le rĂ©sultat du grand Ćuvre ou lâĂ©lixir Philosophique est la vraie corne dâAmalthĂ©e, Ă©tant la source des richesses & de la santĂ©.
Plutarque a raison de dire quâHarpocrate Ă©tait placĂ© Ă lâentrĂ©e des temples, pour avertir ceux qui connaissaient quels Ă©taient ces Dieux, de nâen pas parler tĂ©mĂ©rairementâ; cela ne regardait donc pas le peuple, qui prenait Ă la lettre ce que lâon racontait de cesDieux, & qui ignorait par consĂ©quent de quoi il sâagissait. Les PrĂȘtres avaient toujours le Dieu du silence devant les yeux, pour leur rappeler quâil fallait se donner de garde de divulguer le secret qui leur Ă©tait confiĂ©. On les y obligeait dâailleurs sous peine de la vie, & il y avait de la prudence Ă faire cette loi. LâĂÂgypte aurait couru de grands dangers si les autres Nations avaient Ă©tĂ© informĂ©es avec certitude que les PrĂȘtres Ă©gyptiens possĂ©daient le secret de faire de lâor, & de guĂ©rir toutes les maladies qui affligent le corps humain. Ils auraient eu des guerres sanglantes Ă soutenir. Jamais la paix nây aurait fait sentir ses douceurs.
Les PrĂȘtres mĂȘme auraient Ă©tĂ© exposĂ©s Ă perdre la vie de la part des Rois en divulguant le secret, & de la part de ceux du peuple Ă qui ils auraient refusĂ© de le dire, quand on les aurait pressĂ©s de le faire. On sentait dâailÂleurs les consĂ©quences dâune semblable rĂ©vĂ©laÂtion qui seraient devenues extrĂȘmement fĂącheuses pour lâĂtat mĂȘme. Il nây aurait plus eu de subordination, plus de sociĂ©tĂ©â; tout lâordre auÂrait Ă©tĂ© bouleversĂ©. Ces raisons bien rĂ©flĂ©chies ont dans tous les temps fait une si grande imÂpression sur les Philosophes HermĂ©tiques, que tous les Anciens nâont pas mĂȘme voulu dĂ©clarer quel Ă©tait lâobjet de leurs allĂ©gories & des fables quâils inventaient. Nous avons encore une grande quantitĂ© dâouvrages oĂč le grand Ćuvre est dĂ©crit Ă©nigmatiquement, ou allĂ©goriquementâ; ces ouÂvrages sont entre les mains de tout le monde, & les seuls Philosophes HermĂ©tiques y lisent dans le sens de lâAuteur, pendant que les autres ne sâavisent mĂȘme pas de le soupçonner.
De-lĂ tant de Saumaises ont Ă©puisĂ© leur Ă©rudition pour y faire des commentaires qui ne satisfont point les gens sensĂ©s, parce quâils sentent bien que tous les sens quâon leur prĂ©sente sont forcĂ©s. Il faut juger de mĂȘme de presque tous les anciens AuÂteurs qui nous parlent du culte des Dieux de lâĂgypte. Ils ne nous parlent que dâaprĂšs le peuÂple qui nâĂ©tait pas au fait. Ceux mĂȘmes, comme HĂ©rodote & Diodore de Sicile, qui avaient inÂterrogĂ© les PrĂȘtres, & qui parlent dâaprĂšs leurs rĂ©ponses, ne nous donnent pas plus dâĂ©claircissements. Les PrĂȘtres leur donnaient le change, comme ils le donnaient au peupleâ; on rapporte mĂȘme quâun PrĂȘtre Ă©gyptien, nommĂ© LĂ©on, en usa de cette maniĂšre envers Alexandre, qui voulait se faire expliquer la Religion dâĂgypte. Il rĂ©pondit que les Dieux que le peuple adorait nâĂ©taient que des anciens Rois dâĂgypte, homÂmes mortels comme les autres hommes. AlexanÂdre le crut comme on le lui disait, & le manda, dit-on, Ă sa mĂšre Olympias, en lui recommandant de jeter sa lettre au feu, afin que le peuple de la GrĂšce, qui adorait les mĂȘmes Dieux, nâen fĂ»t pas instruit, & que la crainte quâon lui avait inculquĂ©e de ces Dieux, le retĂźnt dans lâordre & la subordination.
Ceux qui avaient fait les lois pour la succession au trĂŽne, avaient eu par toutes les raisons que nous avons dĂ©duites, la sage prĂ©caution dâobÂvier Ă tous ces dĂ©sordres en ordonnant que les Rois seraient pris du nombre des PrĂȘtres, qui ne communiquaient ce secret quâĂ ceux de leurs enfants, & aux autres seulement, PrĂȘtres comme eux, ou qui en seraient jugĂ©s dignes aprĂšs une longue Ă©preuve. Câest encore ce qui les engageait Ă dĂ©Âfendre lâentrĂ©e de lâĂgypte aux Ă©trangers pendant si longtemps, ou Ă les obliger par affronts & par les dangers quâils couraient pour leur vie, dâen sortir, lorsquâils y avaient pĂ©nĂ©trĂ©.
Psammetichus fut le premier Roi qui permit le commerce de ses sujets avec les Ă©trangersâ; & dĂšs ce temps-lĂ quelques Grecs, dĂ©sireux de sâinstruire, se transportĂšrent en Ăgypte, oĂč aprĂšs les Ă©preuves requises ils furent initiĂ©s dans les mystĂšres dâIsis, & les portĂšrent dans leur patrie sous lâombre des fables & des allĂ©gories imitĂ©es de celles des ĂgypÂtiens. Câest ce que firent aussi quelques PrĂȘtres dâĂgypte, qui Ă la tĂȘte de plusieurs colonies fuÂrent sâĂ©tablir hors de leur paysâ; mais tous garÂdĂšrent scrupuleusement le secret qui leur Ă©tait confiĂ©, & sans en changer lâobjet, ils variĂšrent les histoires fous lesquelles ils le voilaient. De-lĂ sont venues toutes les fables de la GrĂšce & dâailÂleurs, comme nous le ferons voir dans les livres suivants.
Le secret fut toujours lâapanage du sage, & Salomon nous apprend quâon ne doit pas rĂ©vĂ©ler la sagesse Ă ceux qui en peuvent faire un mauÂvais usage, ou qui ne sont pas propres Ă la garder avec prudence & discrĂ©tion. Câest pourquoi tous les Anciens ne parlaient que par Ă©nigmes, par paraboles, par symboles, par hiĂ©roglyphes, &c afin que les Sages seuls pussent y comprendre quelque chose.
Plus sur le sujet :
Harpocrate par Dom Antoine-Joseph Pernety.
Les Fables grecques et égyptiennes, chapitre VII.
Image : Dennis Jarvis from Halifax, Canada / CC BY-SA