La Porta Magica par Melmothia.
En plein centre de Rome, Ă deux pas de la gare Termini, se trouve la Piazza Vittorio Emanuele II, ou si vous prĂ©fĂ©rez la place Victor-Emmanuel, lâune des plus vastes de Rome (plus de 5 000 mĂštres carrĂ©s). Cette magnifique place Ă arcades fut construite en 1870, lorsque la ville devint la capitale du Royaume d’Italie. Un Ă©norme projet dâurbanisation fut alors lancĂ© pour moderniser la ville, dont la part la plus ambitieuse consistait en la construction dâun quartier rĂ©sidentiel sur l’Esquilin, comprenant des villas luxueuses, de grands parcs, des vignobles et des vergers. Il fut dĂ©cidĂ© que le cĆur du quartier serait la Piazza Vittorio avec, en son centre, un jardin conçu par Carlo Tenerari. Aujourd’hui encore, des allĂ©es de gravier conduisent le promeneur Ă des compositions de plantes exotiques (des magnolias, des palmiers, des cĂšdres du Liban), ainsi quâĂ une piĂšce dâeau dont la sculpture centrale composĂ©e de tritons et d’animaux marins, signĂ©e Mario Rutelli, est surnommĂ©e par une partie de la population « lâassiette de friture » – en italien « Fontana del fritto misto ». En face de la piĂšce dâeau, trĂŽnent les restes d’une construction monumentale rĂ©alisĂ©e par lâempereur SĂ©vĂšre Alexandre en 226, un chĂąteau d’eau qui faisait la jonction entre deux aqueducs et les canaux de la ville.

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Si ce chĂąteau dâeau, antiquitĂ© oblige, a conservĂ© son emplacement d’origine, la villa Palombara, une somptueuse demeure qui se dressait au nord, eut moins de chance, puisquâelle fut dĂ©molie dĂšs 1837. Nâen reste aujourdâhui quâun seul vestige : une Ă©trange porte incrustĂ©e dans le mur nord du parc, connue sous le nom de Porta Magica ou Porta Alchemica.
Cette porte est la seule survivante des cinq que comprenait la villa Palombara, propriĂ©tĂ© de Massimiliano Palombara, marquis de Pietraforte (1614-1680) dont le domaine couvrait grosso modo lâactuelle Piazza Vittorio. Lâhomme Ă©tait connu pour ĂȘtre fĂ©ru dâoccultisme et dâalchimie, et la villa, construite en 1660, comprenait, paraĂźt-il, une petite dĂ©pendance utilisĂ©e comme laboratoire oĂč le propriĂ©taire des lieux pouvait mener tranquillement ses expĂ©riences alchimiques avec ses amis. La porte, quant Ă elle, aurait Ă©tĂ© construite entre 1655 et 1680.
En 1890, elle fut incrustĂ©e dans le mur du jardin, appuyĂ©e contre un bloc de terre pour montrer Ă quelle hauteur du sol elle se trouvait dans la demeure. Ont Ă©tĂ© placĂ©es de chaque cĂŽtĂ© deux statues en marbre du dieu Ă©gyptien BĂšs. Ces supposĂ©s gardiens ont fait gloser autant que la porte elle-mĂȘme, mais sont en fait des piĂšces rapportĂ©es, puisquâils proviennent dâun temple dĂ©diĂ© Ă SĂ©rapis bĂąti par Caracalla au IIIe siĂšcle, dont il reste encore quelques vestiges dans la Villa Colonna, Ă quelques rues de lĂ . Elles ont Ă©tĂ© dĂ©couvertes Ă lâoccasion de fouilles en 1888, sur le Mont Quirinal, et dĂ©placĂ©es dans le jardin, sans doute dans un but dĂ©coratif.

Les Ă©tranges symboles gravĂ©s sur la Porta Magica ont donnĂ© naissance Ă maintes spĂ©culations et, pour commencer, Ă une lĂ©gende, rapportĂ©e par lâĂ©rudit Girolamo Francesco Cancellieri en 1802 [1]. Selon lui, un homme mystĂ©rieux â en fait, l’alchimiste Giustiniani Bono, se serait prĂ©sentĂ© Ă la porte du marquis et aurait passĂ© la nuit entiĂšre dans les jardins de la villa Ă la recherche d’une herbe mystĂ©rieuse capable de produire de lâor. Le lendemain matin, lâhomme aurait disparu en laissant derriĂšre lui quelques pĂ©pites et des notes censĂ©es contenir le secret de la pierre philosophale⊠Incapable de dĂ©chiffrer le texte, le marquis en aurait fait graver le contenu sur les cinq portes de la villa ainsi que sur les murs intĂ©rieurs de la demeure, dans l’espoir quâun jour, quelqu’un serait en mesure de le comprendre.
Une variante de cette lĂ©gende place le cĂ©lĂšbre Giuseppe Francesco Borri dans le rĂŽle du personnage mystĂ©rieux. Mais les deux hommes devaient, en fait, se connaĂźtre assez bien. L’intĂ©rĂȘt du Marquis de Palombara pour l’alchimie est vraisemblablement nĂ© de sa frĂ©quentation Ă partir de 1656, de la cour de la reine Christine de SuĂšde au Palais Riario [2]. AprĂšs sa conversion au catholicisme, la reine Christine abdiqua le trĂŽne de SuĂšde pour sâexiler Ă Rome oĂč elle demeura de 1655 jusqu’Ă sa mort, en 1689. PassionnĂ©e dâalchimie et de science, elle sâentoura de personnages illustres tels que le mĂ©decin et occultiste Giuseppe Francesco Borri, l’alchimiste Francesco Maria Sundstrom, Athanase Kircher et l’astronome Jean-Dominique Cassini. Le marquis de Palombara frĂ©quenta assidĂ»ment cette cour et signa mĂȘme un poĂšme alchimique vers 1666, intitulĂ© « La Bugia » [3].
En fin de compte, ce que lâhistoire romancĂ©e de Cancellieri nous apprend surtout, c’est quâil manque trĂšs probablement la majoritĂ© des piĂšces du puzzle, câest-Ă -dire les autres portes et les murs intĂ©rieurs de la demeure.
Concernant celle qui reste et trĂŽne joliment dans le jardin de la Piazza Vittorio, elle se compose dâun cadre gravĂ© de symboles planĂ©taires et alchimiques sous chacun desquels se trouve une maxime en latin. Au dessus du cadre, une allĂ©gorie alchimique montre un hexagramme contenant une croix posĂ©e sur un cercle dans lequel est inscrit « CENTRUM IN TRIGONO CENTRI » : « Le centre est dans le triangle du centre ». La composition est encerclĂ©e de la maxime : « TRIA SUNT MIRABILIA DEUS ET HOMO MATER ET VIRGO TRINUS ET UNUS » : « Trois sont les merveilles : Dieu et homme, mĂšre et vierge, TrinitĂ© et UnitĂ© ».
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Cette combinaison de symboles se retrouve sur la couverture du livre d’Heinrich Madathanus : Aureum Seculum Redivivum, publiĂ© en 1625 (Heinrich Madathanus est le pseudonyme dâAdrian von Mynsicht).

Le haut de la porte comporte une inscription hĂ©braĂŻque : ŚšŚŚ ŚŚŚŚŚ Rouach Elohim, signifiant « lâesprit de Dieu ». Sous lâinscription hĂ©braĂŻque se trouve la maxime : « HORTI MAGICI INGRESSUM HESPERIUS CUSTODIT DRACO ET SINE ALCIDE COLCHICAS DELICIAS NON GUSTASSET JASON » : « Le dragon de l’ouest (des HespĂ©rides?) garde l’entrĂ©e du jardin magique et sans Alcide, Jason n’aurait pu goĂ»ter les dĂ©lices de Colchide ».
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DâaprĂšs Susanna Akerman, une autre inscription, aujourdâhui perdue, disait : « VILLAE IANUAM TRANANDO RECLUDENS IASON OBTINET LOCUPLES VELLUS MEDEAE 1680 » : « En passant la porte de la villa, Jason obtĂźnt la riche toison de MĂ©dĂ©e 1680 ».
Les symboles qui ornent le cadre de la porte pourraient ĂȘtre repris de lâouvrage de Johannes de Monte-Snyder, Commentatio de Pharmaco Catholico (Amsterdam 1666) dans lequel se trouvent 7 symboles identiques que lâauteur donne pour ĂȘtre un alphabet « Chymica » :
Saturne / plomb
Jupiter / étain
Mars / fer
Vénus / bronze
Mercure / antimoine et vitriol
Dans la section suivante intitulĂ©e « SyllabĂŠ ChymicĂŠ », Monte-Snyder explique : « Cet alphabet est constituĂ© de caractĂšres simples dont la combinaison forme des syllabes ; certains caractĂšres sont combinĂ©s en un seul ; ces syllabes donnent alors des mots, crĂ©ant ainsi du sens » [4]. Les signes gravĂ©s sur la Porta Alchemica pourraient donc ĂȘtre des combinaisons de symboles.
Les inscriptions :
QUANDO IN TUA DOMO NIGRI CORVI PARTURIENT ALBAS COLUMBAS, TUNC VOCABERIS SAPIENS : Quand dans ta demeure les noirs corbeaux engendreront de blanches colombes, tu seras appelé sage.
QUI SCIT COMBURERE AQUA ET LAVARE IGNE FACIT DE TERRA COELUM ET DE COELO TERRAM PRETIOSAM : Celui qui saura brĂ»ler avec de l’eau et laver avec du feu, transformera la terre en ciel et le ciel en terre prĂ©cieuse.
AZOT ET IGNIS DEALBANDO LATONAM VENIET SINE VESTE DIANA : Pour la purification du vif argent de l’azote et du feu, Diane apparaĂźtra sans robe.
DIAMETER SPHERAE THAU CIRCULI CRUX ORBIS NON ORBIS PROSUNT : Le diamĂštre de la sphĂšre, le Thau du cercle, la croix de l’orbite ne servent Ă rien aux aveugles.
SI FECERIS VOLARE TERRAM SUPER CAPUT TUUM EIUS PENNIS AQUAS TORRENTUM CONVERTES IN PETRAM : Si tu avais fait voler la terre au-dessus de ta tĂȘte, tu changerais l’eau des torrents en pierre avec des plumes.
FILIUS NOSTER MORTUUS VIVIT REX AB IGNE REDIT ET CONIUGIO GAUDET OCCULTO : Notre fils mort, est vivant, il reviendra roi du feu et bénéficiaire du mariage occulte.
EST OPUS OCCULTUM VERI SOPHI APERIRE TERRAM UT GERMINET SALUTEM PRO POPULO : C’est la tĂąche secrĂšte du sage que d’ouvrir la terre, afin de semer la prospĂ©ritĂ© du peuple.
Enfin, le seuil de la porte rĂ©vĂšle lâinscription « SI SEDES NON IS » qui peut se lire de la gauche vers la droite, comme de la droite vers la gauche ; la phrase prend alors une signification diffĂ©rente : « si tu t’assieds, tu ne vas pas » ou « si tu ne t’assieds pas, tu vas ».
VoilĂ pour un rapide aperçu de la Porta Magica. Ne possĂ©dant que peu de connaissances en alchimie et nâayant eu pour ambition ici que de satisfaire ma propre curiositĂ©, je nâirai pas plus loin dans ces recherches. Ceux qui dĂ©sireraient en approfondir le symbolisme peuvent commencer par se reporter aux sources ci-dessous ainsi quâaux nombreuses discussions sur le sujet sur lâexcellent site Alchemy Website.
Plus sur le sujet :
La Porta Magica, Melmothia, 2010.
Notes :
[1] Jâai Ă©chouĂ© Ă trouver la source prĂ©cise dans les Ćuvres de Cancellieri. Il est possible que lâhistoire soit rapportĂ©e dans le texte : « Le bizzarre iscrizioni della Villa Palombara »â ; dans ce cas, elle daterait de 1806 ?
[2] Construit Ă la fin du XVe siĂšcle pour le cardinal RaffaelĂ© Riario, sur le versant situĂ© entre le Janicule et le fleuve, le Palais Riario, Ă©galement connu sous le nom de Palais Corsini, fut le domicile de la reine Christine de SuĂšde durant son sĂ©jour Ă Rome. AprĂšs avoir subi plusieurs transformations, il est, depuis 1883, la propriĂ©tĂ© de l’Ătat italien et siĂšge de l’AcadĂ©mie dei Lincei.
[3] Ce texte comporte une allusion Ă lâordre de la Rose Croix qui faisait alors beaucoup parler dans les salons – voir Ă ce sujet lâarticle de Susanna Akerman. Ceux qui seraient curieux de ce traitĂ© peuvent aller en regarder les planches mises en ligne par Adam McLean sur sa galerie.
[4] CitĂ© par Neil Mann, dans la discussion « Alumphume – Everburning Lights of Trithemius » sur le site Alchemy Website.
Quelques sources :
- « Roma Capitale : Piazza Vittorio e il quartiere Esquilino », par Giulia Grassi, sur le site Scudit Scuola dâItaliano.
- « Roma, Piazza Vittorio Emanuele II », sur le site ArcheoGuida.
- « Porta Alchemica » sur la page anglaise de Wikipedia.
- Secret Places, Hidden Sanctuaries : Uncovering Mysterious Sights, Symbols , and Societies, par Stephen Klimczuk & Gerald Warner, éditions Sterling, 2009.
- « Christina of Sweden (1626-1689), the Porta Magica and the Italian poets of the Golden and Rosy Cross », Susanna Akerman, sur le site The Alchemy Website.
- Alchimie : art, histoire et mythes. Actes du 1er colloque international de la SociĂ©tĂ© d’Ătude de l’Histoire de l’Alchimie, 1991, sous la direction de Didier Kahn et Sylvain Matton. Milano ArchĂ©, 2005.
- Deux logis alchimiques, en marge de la science et de lâhistoire. EugĂšne Canseliet, Paris, Jean Schemit, 1945.





